3.

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« Tu m'as manqué » est la première chose que Martin lui dit, ce soir-là, alors qu'ils pédalent à travers les champs.

Trois ans. Trois ans que Tristan est désespérément amoureux de Martin. Et lorsqu'il lui dit des choses comme ça, son cœur fait des bonds dans sa poitrine. Tristan n'espère rien, pourtant. Il sait que Martin aime les filles et qu'il n'a aucune chance. Mais être son ami, passer du temps avec lui, lui suffit amplement.

- Alors, qu'est-ce que tu as de beau à me raconter ? » lui demande Martin lorsqu'ils arrivent à la lisière de la forêt, juste derrière chez Jacques. « Tu as eu ton bac ? »

Tristan hoche la tête distraitement, en posant par terre son vélo avec précaution.

- Mention très bien ? »

Tristan hoche de nouveau la tête et son ami lui sourit de toutes ses dents, l'air fier.

- Ah, je le savais. Trop facile pour toi. »

Tristan lève les yeux au ciel, mais ne peut contenir son sourire.

- Ça te va bien de dire ça, toi. » Il se débarrasse de son sac à dos et en sort une couverture qu'il étale sur le sol inégal. « Tu as réussi tes concours ? »

Martin esquisse un sourire mystérieux. Il prend le temps de s'asseoir sur la couverture, de sortir son enceinte et un paquet de chamallows, avant de murmurer un faible « oui, peut-être ».

- Allez, dis-moi ! » l'encourage Tristan. « Tu vas où ? »

Martin fait durer le suspense quelques instants, avant de lâcher finalement :

- Je vais dans le sud. À Toulouse. »

Aussitôt, Tristan relève la tête et plonge ses yeux d'un bleu perçant dans ceux de son ami.

- L'ENAC ? » Puis lorsque Martin hoche la tête, il éclate de joie : « C'est génial ! »

Devenir pilote de ligne, c'est le rêve de Martin depuis qu'il est tout petit. Tristan a toujours su qu'il y arriverait - Martin est studieux et extrêmement intelligent - mais en avoir la confirmation est un soulagement. Et le voir comme ça, le visage rayonnant, suffit à lui réchauffer le cœur.

- Oui je suis content » répond l'intéressé. « Très content même » ajoute-t-il en riant. Une dizaine de secondes passe, pendant laquelle tous deux restent à se regarder dans les yeux en souriant bêtement, avant que Martin ne lui demande finalement : « Et toi, tu vas où ? »

- Et bien figure toi, je vais te rejoindre. J'ai été pris en école d'ingénieurs, à Toulouse aussi. »

- L'INSA ? » Face à lui, Tristan acquiesce. « C'est juste à côté non ? »

1,8 km. Vingt-trois minutes à pied, seize en bus et sept en voiture. Tristan a vérifié. Mais il hausse les épaules, mine de rien, et répond « oui, sûrement ».

- C'est dingue » reprend son ami, l'air radieux. « Quelle coïncidence, quand même ! »

Tristan tente de garder une expression neutre alors qu'il s'allonge à côté de lui sur la couverture. Une coïncidence. Pas vraiment. Il savait pertinemment que Martin tenterait l'ENAC, et il se doutait fortement qu'il arriverait à y rentrer. Il n'avait pas misé tout son futur sur cette seule possibilité pour autant, mais au moment de faire son choix final... il y avait pensé.

- J'ai tellement hâte d'y être, tu n'as pas idée » lâche Martin, les yeux levés vers les cimes des arbres.

Tristan hoche la tête silencieusement et tourne son visage vers le blond. Il est assis, ses jambes étendues devant lui, et il se repose sur ses mains. Autour de lui, les arbres de la forêt se mouvent au rythme du vent. Un silence confortable s'installe entre eux, avant que Martin ne reprenne la parole quelques minutes plus tard.

- Ça ne va pas te faire bizarre, de quitter Paris pour aller en province ? » plaisante-t-il. « Tes potes ne vont pas te manquer ? »

Tristan hausse les épaules. Il sait qu'il y a deux ans Martin avait mal vécu son départ en classe préparatoire. Il était parti dans un internat en région parisienne et sa famille, ses amis, son chien et sa vie tranquille à la campagne lui avaient énormément manqué. Il avait aussi dû se séparer de sa copine, avec laquelle il était depuis trois ans. Mais Tristan est loin d'être dans le même cas. Aussi méchant que cela peut paraître, il sait que la plupart de ses amis actuels ne sont pas irremplaçables. Seuls trois ou quatre d'entre eux, auxquels il est réellement attaché, vont lui manquer.

- Mon meilleur ami va en médecine, je ne l'aurais pas beaucoup vu l'année prochaine de toute façon. »

- Et tes parents ? »

- Ça ira, je pense » répond Tristan en lâchant un petit rire. Même s'il s'entend plutôt bien avec eux - la plupart du temps - cela ne lui ferait pas de mal de s'éloigner quelque temps. Il a terriblement envie d'indépendance. Il rêve de pouvoir se lever à n'importe quelle heure, de pouvoir manger ce qu'il veut, de pouvoir sortir et rentrer bourré tard dans la nuit, un garçon à ses côtés. Il a l'impression qu'il ne pourrait pas vivre pleinement son expérience étudiante avec ses parents sur son dos le traitant encore comme un enfant.

S'apprêtant à poser à son tour des questions à Martin, Tristan tourne sa tête vers lui, mais il sent ses joues chauffer en remarquant à quel point leurs visages sont proches. Les yeux de Martin se plissent. Il tend le bras vers lui et lui effleure doucement la joue. Tristan écarquille aussitôt les yeux mais la main du blond continue son chemin vers son oreille où est accroché un fin anneau en argent.

- Tu t'es percé les oreilles ? Ta mère a enfin accepté ? »

- J'ai dix-huit ans maintenant, je peux faire ce que je veux » répond Tristan, se maudissant intérieurement. Il se sent stupide de surréagir ainsi, alors que les gestes de Martin n'ont clairement pas la même signification pour lui. Heureusement, la pénombre cache ses joues qui doivent sans doute être écarlates. Martin ne semble pas avoir remarqué son trouble et il se détourne, déjà passé à autre chose. Il allume son enceinte pour mettre de la musique et de son côté Tristan allume une cigarette pour se changer les idées. Pendant quelques secondes, tous deux observent la fumée qui s'élève dans des tourbillons gracieux venant s'enrouler autour de leurs têtes.

Au beau milieu de nulle part [bxb]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant