Chapitre 25 (suite)

288 24 1
                                    

***

Pierrot s'approche de moi et me saisit avec brutalité par les épaules. Ses yeux rouges exorbités me fixent tandis qu'il me secoue, réveillant au passage quelques douleurs au niveau de mes côtes. Immobile, je suis inquiet par ce qu'il va me dire. Ses révélations vont être terribles, il va tout détruire en quelques mots, je le sens au plus profond de moi. Mon instinct m'avertit du danger, mais je n'arrive pas à me détacher de lui et ne peux qu'attendre sa déclaration fracassante. Je suis pendu à ses lèvres, les secondes s'égrènent dans une lenteur infernale.

— Je suis ton oncle, Oscar, le frère de ta mère. Ma pauvre sœur qui est tombée amoureuse d'un sale gitan a tout quitté pour ton père ! Tout : le haras, ses études, son fiancé ! Tout ! Elle a fait ce qu'Agnès s'apprête à faire, sauf qu'Agnès est ta cousine, Oscar ! Vous ne pouvez pas vous aimer...

L'annonce claque comme un coup de fouet. Je vacille sous l'absurdité des propos, ma tête va éclater. Tout mon corps se met à trembler. Je n'arrive plus à respirer, j'étouffe. Pour reprendre mon souffle, je n'ai pas d'autre choix que de hurler à mon tour.

— Nooon ! Non, c'est impossible, tu mens, Pierrot. Tu n'es qu'un sale menteur !

Ses mains me serrent de plus belle pendant qu'il continue ses confidences :

— Oscar, réfléchis un instant ! Pourquoi me serais-je embarrassé de deux petits gitans ? Pourquoi vous aurais-je élevé, toi et Tito ?

— Je ne sais pas...

Je me dégage de son emprise, je voudrais me boucher les oreilles et ne rien entendre de plus. Toute ma vie, j'ai cherché la vérité et maintenant que je m'étais résigné à ne plus la connaître pour me tourner vers une vie paisible, elle me tombe dessus, comme une malédiction.

Je souhaite qu'Agnès revienne, que nous partions enfin, loin...

— Vous étiez les enfants de ma sœur...

— Et pourquoi pas Paco ou Picouly ?

— Ils étaient déjà grands, trop gitans et ton oncle ne désirait pas vous laisser. Les gitans ne se séparent jamais de leur progéniture, tu le sais bien maintenant que tu vis là-bas. Tu connais leurs coutumes. Loran a gardé les aînés, j'ai pris les petits. On s'est entendu comme ça.

Je réfléchis et fais les cent pas dans la pièce. Le puzzle de mon existence se reconstitue enfin. Loran et Pierrot sont mes oncles. Les oncles désignés par ma grand-mère. Ils se connaissent. Les chevaux dont nona parlait représentent bien le haras. Pourquoi n'ai-je jamais découvert cette énigme pourtant si évidente ?

— Tu sais pourquoi mes parents sont morts, n'est-ce pas ? demandé-je une angoisse dans la voix.

— Ton père était criblé de dettes. Il avait fait de mauvaises affaires avec des gars qui ne le lâchaient pas. Il devait rembourser. Ta mère est venue me réclamer sa part d'héritage. Je n'ai pas pu la lui donner. Il aurait fallu que je vende la moitié des terres, des chevaux et des bâtiments. Comment voulais-tu que je réalise cela en quelques jours ? C'était impossible ! Et pour que tout parte dans les poches d'escrocs ? J'ai refusé ! J'étais loin d'imaginer la suite...

C'en est trop pour moi, j'ai envie d'envoyer voler les chaises à l'autre bout de la pièce, de taper dans les meubles, d'écraser mon poing dans les portes et les murs. Je tourne en rond en ressassant chaque mot de cette histoire.

Mes parents ont mis fin à leurs jours, pour échapper d'un côté à des malfrats qui les pourchassaient et de l'autre à la police, suite à la dénonciation de Loran. Tout s'illumine. Mes oncles les ont laissés, abandonnés à leur propre sort, ils sont morts par leur faute.

Toutes ces années, ils m'ont dissimulé la vérité et je découvre que toute mon enfance est en train de voler en éclats, broyée par leur abominable mensonge.

J'ai été séparé de Paco et Picouly à cause de cet exécrable arrangement, pour être placé dans ma famille maternelle et y être traité comme un orphelin étranger.

Personne ne m'a jamais dit que Loupapé dont je me sentais si proche est mon grand-père. À aucun moment, ils ne m'ont offert la possibilité de lui donner sa véritable place, ils ne se sont pas préoccupés de ce que je pouvais ressentir. Toute mon existence n'est qu'une farce bien orchestrée...

Depuis cette fameuse nuit où j'ai été retiré à mon clan, Pierrot et Loran n'ont eu de cesse de me cacher la réalité. Ils ont tenté de me transformer en marionnette, de me dresser tel un animal domestique, ils m'ont muselé, rabaissé, affaibli pour mieux me contrôler. La rage m'emporte, je donne un coup de pied dans la porte du buffet, je les hais ! Ils ont détruit le petit garçon que j'étais, mais cela est terminé, dorénavant, ils n'auront plus aucune emprise sur ma vie. Rien ne sera plus jamais pareil maintenant que je suis libéré de ces entraves.

Un cadre immense accroché entre les deux fenêtres attire toute mon attention. Je m'immobilise quelques instants devant ce portrait d'Agnès alors qu'elle était encore enfant, réalisant sur le coup que je suis amoureux de ma cousine. Le même sang coule dans nos veines, nous appartenons à la même famille, sans qu'Agnès le sache. Chez les gitans, cela ne pose pas de problème, mais comment va réagir Agnès en apprenant la nouvelle ? Comment lui retirer ses idéaux, sa fierté, ses valeurs pour mon bonheur personnel ? Elle mérite bien mieux.

Je ne sais plus quoi faire, mais une chose est sûre, je ne peux pas m'enfuir avec Agnès. Je me passe la main dans les cheveux et souffle un grand coup pour retenir toute la violence dont je suis capable. Pierrot, tourné vers la fenêtre d'où il regarde le parc du haras, demeure silencieux.

Je ne supporte plus sa présence, alors avant de faire un massacre, je décide de quitter la pièce. Ne pas être agressif, la dernière promesse que j'ai faite. Sur le seuil de la porte d'entrée, je jette un œil en direction de l'écurie. J'hésite à retrouver Agnès, lui révéler la vérité, lui confier ce que je ressens. Je descends les quelques marches du perron et avance d'un pas, mais je reste bloqué là. Agnès pourrait peut-être comprendre la situation, mais suis-je seulement capable de soutenir son regard ? Je me répète une nouvelle fois que nous sommes cousins, comme pour me convaincre de cette triste réalité. Puis, écœuré, je me ravise en songeant que je dois l'épargner et la meilleure solution pour lui éviter une immense souffrance est que je parte sur le champ, sans un mot.

J'ai le cœur brisé, meurtri. La mort dans l'âme, je cours sur l'allée en petits gravillons, sans prêter attention aux larmes qui dévalent mes joues ni à la douleur dans mon torse et mon bras. Cette fois-ci ce n'est pas Agnès qui me quitte, mais bien moi et ce déchirement me paraît encore plus insupportable parce que je sais que par ma faute elle va être anéantie. Pourtant, je n'ai pas le choix, c'est mieux pour elle, si je veux la préserver. J'agis par amour, je dois être celui qui la délaisse, celui qu'elle détestera probablement. Je fonce vers le grand pré recouvert de pâquerettes, je laisse le haras derrière moi, abandonnant ma bien-aimée et tous nos projets.

J'ai perdu Diabla, maintenant c'est au tour d'Agnès, les deux seuls êtres auxquels j'étais attaché, celles que je chérissais. Ma vie n'a plus aucun sens. Ils viennent de réduire en poussière tout ce que je suis. Mes espoirs de bonheur sont ruinés à cause d'eux.

Je sens un magma de colère qui bouillonne dans mes entrailles. De la lave coule dans mes veines et détruit sur son passage chaque cellule, chaque fibre de mon être. Elle se propage dans tout mon corps et brûle tous les souvenirs heureux, de mon enfance à aujourd'hui. Elle atteint mon cœur et le transforme en pierre. C'est terminé, plus jamais je ne baisserai ma garde, plus jamais je ne ferai confiance, plus jamais je n'aimerai qui que ce soit.

Mes oncles pensaient pouvoir m'apprivoiser, faire de moi un être docile, ils ont réussi le contraire. Non seulement ils ont réveillé le côté obscur que j'ai tenté de maîtriser plus jeune, mais ils viennent de forger un être insensible à la douleur qui n'a plus rien à perdre. Ma soif de vengeance remplace toutes mes émotions. À partir d'aujourd'hui, je voue mon existence à leur faire payer cette ignominie. Jusqu'à ma mort.

À suivre.

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant