EPILOGUE

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15 ans plus tard

La valse des cimes et le chant des feuilles orangées au dessus de ma tête me berce si bien, que je somnole quelques instants. Un rayon de soleil me réchauffe, tandis qu'appuyé contre le tronc d'un vieux chêne, je me souviens de mon père qui m'emmenait ici pour m'apprendre à nager dans ce trou d'eau vaseux et gelé. M'enfonçant dans la boue qui caressait mes pieds, j'avais si peur de me noyer que je criais et me débattais sous le regard amusé de mes frères.

Les paupières un peu lourdes, je laisse mes souvenirs voguer tandis que la brise légère joue avec le fil délicat qui tient le bouchon de ma cane à pêche.

— J'ai une touche ! annonce fièrement Manuel, me tirant de mes rêves.

Manuel. Il porte mon prénom, même si au terrain personne ne l'appelle comme ça. Manuel, parce que j'avais refusé de le reconnaître et que Lucinda voulait qu'il ait quelque chose de moi. Je l'ai su bien plus tard, étant donné qu'elle le surnommait Louka et c'est ainsi que chacun le connaît.

Du haut de ses seize ans, il se prend déjà pour le roi du monde. Plus malin et plus intelligent que la plupart des adolescents de son âge, il a vite compris qu'il avait des atouts incomparables.

— Tu es trop brusque, ton fil va casser ! lui indiqué-je alors qu'il mouline trop vite à mon goût.

Il soupire avec exagération pour me signifier qu'il n'est pas débutant et cela me fait sourire. Je ne sais pas comment c'est arrivé, mais j'ai fini par m'attacher à ce gosse. Peut-être parce qu'il me ressemble plus que je ne voulais le voir, peut-être parce qu'il est mon meilleur choix, celui du futur, de ce qu'il restera après moi. Je l'ai réalisé un peu tard, cette fameuse nuit où j'ai failli y passer.

Il plisse ses yeux bleus translucides, les mêmes que les miens, pince ses lèvres et s'applique à rembobiner son moulinet. Lorsqu'il sort enfin sa proie de l'eau, nous découvrons une minuscule tanche. Il se tourne vers moi pour la décrocher délicatement et la rejeter dans l'étang.

— Alors opa, c'est qui le plus fort ? me demande-t-il en me défiant.

Je lève les yeux au ciel et m'allume une cigarette pour ne pas lui répondre. Nous échangeons un regard complice. Seuls au milieu de notre bois, à couler des jours heureux, je savoure chaque jour que la vie m'offre auprès de ceux que j'aime.

J'ai fait bien des erreurs par le passé et j'en ai payé le prix fort. J'ai perdu ceux que j'aimais, mon sang, mes meilleurs alliés : mes frères et mon beau-frère. J'ai été laissé pour mort sur le parking mais la mort n'a pas voulu de moi. J'ai été retrouvé et sauvé in extrémis, puis j'ai purgé une longue peine de prison.

J'ai tenu bon, je me suis accroché à Manuel. Avais-je seulement le choix ? Assouvir mes vengeances, réduire à néant Loran et son fils Bastian, vouloir maitriser Pierrot, être ambitieux et vaniteux, a causé ma perte.

J'étais riche et ne pouvais jouir de rien, mais j'avais un fils pour prendre la relève. Lucinda me l'a emmené chaque semaine au parloir et j'ai ouvert les yeux devant ses progrès et son évolution fulgurante. Il est devenu une évidence. Tout ce que j'avais loupé dans ma vie, il fallait que je le lui transmette pour ne pas qu'il fasse les mêmes erreurs. Après plus de cinq années enfermé, j'ai fait le tri dans mes affaires et réintégré ma place au terrain.

La succession de Loupapé est réglée. Pierrot a vendu des chevaux et s'est endetté jusqu'au cou pour conserver le haras et nous verser ce qu'il nous doit.

Aujourd'hui, je ne manque de rien et, bien que je ne souhaite pas vivre avec Lucinda, je suis disposé à m'occuper de mon fils. Je n'envisage aucune possibilité d'engagement avec qui que ce soi, ce point ne changera jamais, même si je reste le célibataire le plus convoité des gitanes.

Manuel saisit un vers dans la boîte de conserve et l'enfile sur l'hameçon.

— T'as pas de chance aujourd'hui... marmonne-t-il en jettant un coup d'oeil à mon bouchon. Tu devrais vérifier que ton vers est toujours là !

Il a raison, je n'ai peut-être plus rien, mais cela m'est égal. Ce qui compte en ce moment, c'est de passer du temps avec lui.

Tandis que Manuel replonge sa ligne dans l'étang, j'entends au loin des pas de sabots qui cognent sur le sol de manière régulière. Je connais par coeur cette cadence et j'en conclus qu'ils arrivent vers nous au galop. Qui peut bien s'aventurer sur mes terres, toutes marquées de pancartes indiquant que la propriété est privée ?

Très vite, je distingue l'ombre de deux cavalières qui foncent droit sur nous. Manuel se tourne pour les détailler, puis fait un signe de la main.

— C'est une amie du lycée... m'indique-t-il, les joues rouges.

Mon coeur se met à battre. L'allure des cavalières ne m'est pas inconnue. Je me redresse et me lève pour les regarder arriver. Elles ralentissent les chevaux et je comprends que je ne me trompe pas. C'est un mirage.

Mes yeux passent de l'une à l'autre tandis que la plus âgée fait de même avec Manuel et moi. Je retient ma respiration, comme pour suspendre le temps. Tant d'années ont passé, nous sommes si différents. Pourquoi la vie me ballade-t-elle ainsi pour me ramener indéfiniment vers ce point de départ. Je l'avais rejeté, oublié, tiré un trait sur elle. Je n'y pensais plus, mes espoirs et mes projets s'étaient enfin dissipés. Pourtant elle est là, devant moi, sur son cheval, l'air aussi surpris que le mien.

Nous nous dévisageons l'un l'autre de longues minutes, sans pouvoir réagir.

Manuel finit par s'avancer avec timidité vers la jeune fille qui descend de cheval.

Ils se saluent et se tournent vers nous. Mon fils interrompt la stupéfaction de nos retrouvailles après tant d'années :

— Opa, je te présente Hannah, elle est nouvelle dans mon lycée.

Alors qu'Agnès reprend ses esprits et descend de son étalon noir, je me tourne vers son clone et la salue d'un signe de tête.

— Maman, voici Manuel, c'est mon parrain au lycée, c'est lui qui était chargé de m'accueillir.

Agnès déglutit et se force à sourire avant de lâcher avec retenue :

— Ravie de faire ta connaissance ! Hannah, tu devrais emmener les chevaux boire dans l'étang...

Sans poser de questions, la jeune fille saisit les deux longes et se dirige vers la berge. Avec un enthousiasme déconcertant, Manuel lui emboite le pas.

— Scar ! murmure Agnès.

Tout en s'avançant vers moi, elle retire ses gants avec délicatesse puis, une fois à ma hauteur, elle tend sa main et caresse mon visage avec ses doigts fins, comme pour vérifier que ce n'est pas un rêve.

J'ai soudain si peur de retomber dans les méandres profonds de l'amour, de ressentir à nouveau ce que j'ai enfoui pour ne pas sombrer que je recule d'un pas et me tourne vers les deux adolescents qui discutent.

— Je ne savais pas que tu avais un fils...

— Je ne savais pas que tu étais revenu au haras, je lui réponds avec amertume.

— Papa est très malade, je suis rentrée pour reprendre le haras...

Elle s'arrête quelques instants et se positionne devant moi, pour m'obliger à la regarder, à plonger mes yeux dans les siens, puis elle continue :

— Et je suis en instance de divorce...

Je prends cette information comme une opportunité. L'espoir refait soudain surface, mon coeur s'emballe à nouveau et bat à cent à l'heure.

Au bord de l'étang, nos enfants s'éclaboussent et s'amusent. Nous éclatons de rire ensemble.

Comme si l'histoire recommençait sans fin.

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Merci mille fois d'avoir suivi cette histoire jusqu'au point final et cela malgré les pauses parfois longues 😅

N'hésitez pas à la faire connaître et à la partager autour de vous et à me suivre sur Instagram : @antoinecobaine

Bonnes vacances à tous

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant