3 Joana

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Immobile devant les grilles d'un autre âge du cimetière, mes pieds refusent d'aller plus loin. J'ai pourtant renfilé mes chaussures, là n'est pas le problème. J'ai mal à la gorge et au cœur. Est-ce que ce dernier essaie de sortir de ma poitrine ? C'est sûr ! En même temps, qui voudrait affronter ça ? Je tangue légèrement, comme s'il y avait trop de vent. Je prends une grande bouffée d'air et me force à avancer, l'anse de mon sac dans une main et ma bouteille de tequila vide dans l'autre. Allez, ce sera bien la première fois que tu pourras parler à ton père sans qu'il te coupe la parole...

Mes talons hauts s'enfoncent dans les gravillons, je me tords les chevilles. Et l'alcool ne m'aide pas à conserver l'équilibre. D'ailleurs, je dois m'activer, parce que d'ici vingt minutes je ne serai plus en pleine possession de mes moyens. La tequila aura fini son œuvre majestueuse, et je serai bourrée pour de bon. 

Avant même de tenter d'abaisser la poignée, je remarque qu'une chaîne lie fermement les deux battants d'acier.

— Eh merde ! Je vais devoir escalader.

Sur ma droite, j'analyse la robustesse d'un arbuste. Ça devrait faire l'affaire ! Je pose ma bouteille dans la pelouse et accroche mon sac à une branche un peu plus loin. Il n'est pas question que ce truc hors de prix finisse dans l'herbe ! Je m'assure que personne ne me voit faire, mais il n'y a déjà pas un chat dans ce bled en plein jour, alors en pleine nuit... j'ai le champ libre. J'entreprends de grimper dans le feuillage en attrapant le haut du mur du bout des doigts. Je m'en sors plutôt bien, jusqu'à ce qu'une branche plie sous mon poids. J'arrive de justesse à hisser mon visage au-dessus de l'obstacle en vieilles pierres, mais une de mes chaussures reste coincée. Je mouline des pieds dans le vide puis, après un effort surhumain pour enjamber le mur, un déchirement sonore annonce la fin de vie de ma robe. Je me laisse lamentablement couler de l'autre côté.

C'est une stèle qui me réceptionne. Je pose un pied dessus, puis l'autre, et je m'accroupis en guettant autour de moi. Le sol n'est plus très loin. Je me penche un peu en arrière, et avant que j'aie le temps de comprendre ce qui se passe, tout mon corps bascule. La stèle est en train de chuter. N'ayant pas de prise pour me retenir, je saute dans l'herbe sans parvenir à garder mon équilibre et m'étale lamentablement. J'ai tout de même réussi l'exploit de conserver mon deuxième talon, mais un de mes faux ongles s'est fait la malle. Saloperie !

Après quelques secondes à reprendre mon souffle, je me redresse. La stèle est brisée en plusieurs gros morceaux et recouvre la pierre tombale qu'elle surplombait il y a un instant.

— Je suis vraiment désolée, monsieur... ou madame.

Je me ressaisis et avance sur une allée de graviers en boitant. Sous mes yeux défilent les silhouettes angoissantes de stèles et de pots de fleurs. Les inscriptions sur quelques marbres sont réfléchies par le vieux lampadaire merdique de l'entrée, mais les noms que je distingue me sont inconnus.

Un frisson me remonte brusquement dans le dos lorsque quelque chose bondit de derrière un caveau pour disparaître sur ma gauche. Je ne parviens pas à retenir un cri. Qu'est-ce que c'était ? Un zombie affamé ? Un feulement m'apporte une réponse. Les yeux d'un chat scintillent dans le noir.

— Oh ! La vache, il a failli me tuer de peur !

Je sors mon portable de sa cachette, soit le bonnet droit de mon soutien-gorge, et allume la lampe torche. Ce qui m'entoure apparaît si soudainement que je sursaute bêtement en poussant un petit cri. C'est un cimetière, Joana !

J'éclaire les stèles devant lesquelles je passe jusqu'à découvrir la sienne, tout au fond, près du vieux mur en pierre qui donne sur les champs. Tu dois être bien ici, papa... Ma gorge se noue, et je secoue la tête. Alors que je me penche pour toucher le prénom gravé dans le marbre, mon unique talon se plante dans la pelouse et m'entraîne vers l'avant. Un de mes coudes percute le sol, s'enfonce dans les graviers, et sans que je ne puisse rien faire, ma joue s'écrase tout près de la tombe de mon père. Je me mets à jurer. Ce n'est pas possible, ça fait déjà deux fois en quelques minutes que je me ramasse ! De l'herbe mouillée, de la boue et des cailloux se sont incrustés dans la peau de ma jambe droite. Alors que je me redresse, percluse de douleurs, un prénom me saute aux yeux.

Queen BeeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant