4 Henri

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Bras tendus au-dessus de la tête, jambes croisées droit devant moi, le tout accompagné d'un bâillement qui me déboîte presque la mâchoire, je m'étire longuement sans quitter ma chaise, soulageant au passage quelques douleurs musculaires. Et dire que c'est moi qui aie demandé à avoir ce poste de nuit, mais qu'est-ce qui m'a pris ? J'ai bien une idée de ce qui m'a poussé à faire ce choix, mais je refuse d'y repenser.

Je me repositionne correctement, et pose mon livre sur le bureau devant moi. Alors que j'effectue un tour complet avec ma chaise, mon regard est attiré par la pendule fixée au- dessus de la porte. Il est bientôt 4 heures du matin et ma garde ne se termine que vers 8 heures, si tout va bien. L'attente va être longue... Être gendarme ici, c'est pire que la bonne planque. Il ne se passe rien, jamais. Ah ! Si. Il y a un an, la vieille Ballard qui vit en face du cimetière avec son frère Louis a perdu son chat. On l'a retrouvé à minuit dix, en train de déchiqueter la poubelle du maire.

Après le boulot, je dois filer au domaine de La Valette pour m'y farcir le discours annuel du préfet aux forces de l'ordre du département. Alors, si cette nuit il pouvait se passer un truc suffisamment grave pour que j'échappe à ça, je serais preneur ! Ce n'est pas tellement de voir mon supérieur hiérarchique le plus haut placé qui m'exaspère ni de l'entendre s'écouter parler pendant une heure, mais le fait qu'il me rappelle un moment de ma vie que je dois oublier. Je fronce les sourcils, inspire un grand coup et fais un nouveau tour sur ma chaise. J'étais loin de cette tranquillité assommante il y a six mois. Mon quotidien était cadré, rythmé. Je n'avais pas une minute à moi et mes angoisses dirigeaient tous mes actes.

La devise locale « Un gendarme n'a peur de rien, il ne fuit pas devant le danger ! », je ne m'y suis jamais identifié. Je n'ai pas peur de grand-chose sauf de moi-même. Alors, pour l'instant je me fuis, et j'y arrive plutôt bien.

— Je l'savais, tu flippes, hein ! entends-je brusquement.

Je fais un bond qui manque de me faire tomber, tandis qu'Éric, mon collègue, apparaît dans mon champ de vision, accompagné d'un bruit de chasse d'eau. Sa phrase ne m'est pas adressée. Le nez sur son portable, il sort des cabinets sans avoir reboutonné son pantalon. Je pivote pour ne pas voir ça.

— Garce... Tu dégaines un diplodocus ? Et bah moi, j'ai un T-rex de niveau 5 ! s'exclame-t-il en rejoignant sa chaise derrière le comptoir d'accueil désert.

— T'es encore sur ton jeu de combat de dinosaures ?

— Hmm... J'ai enfin un ennemi à ma hauteur. Mais elle élève que des brouteux, qu'est-ce qu'elle croit, la végane ?

— Des quoi ? demandé-je en tournant dans sa direction.

Aussi dingue que ça puisse paraître, mon besoin de distraction est si fort que cette conversation m'intéresse.

— Ben, des dinos qui bouffent que d... Quoi ? Attends, elle est sérieuse, là ? Une carte de PV ? Bouge pas !

Il approche le portable de son nez, ses deux pouces s'affolent sur l'écran. Les sourcils froncés et les lèvres pincées, il est hypnotisé par son combat virtuel. Dire qu'il a passé le cap des 35 balais et qu'il est gendarme, ça fait peur !

— Bordel, j'ai perdu... ajoute-t-il quelques secondes plus tard. J'ai perdu contre un herbivore !

Ah ! Les brouteux sont donc des herbivores... Le niveau de connerie de mon collègue m'étonnera toujours. Pour autant, j'aimerais être passionné par quelque chose, moi aussi. Même un jeu vidéo auquel je découvrirais un intérêt insoupçonné, je prends. Mon grand-père a raison, j'ai complètement arrêté de vivre.

Queen BeeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant