Cette histoire est la nôtre - 4

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Le temps passa rapidement jusqu'à ce que l'hiver fusse enfin bel et bien fini. Le froid glacial se changea en floraison et annonça le printemps. Nicolas était parti depuis deux mois, mais je ne me sentais pas seule. J'étais enceinte de cinq mois et mon ventre ne cessait de grossir. C'était la première fois que je me retrouvais seule depuis mon arrivée. Dès que le printemps pointait son nez, le coureur des bois partait faire du troc avec les Autochtones. Il apprenait en les observant et en vivant avec eux et échangeait. Être coureur de bois était difficile, il fallait savoir porter des charges lourdes, savoir communiquer et faire attention. Ces temps-ci, les villageois parlaient beaucoup des Iroquois. Certains petits villages avaient subi des attaques et il fallait être sur nos gardes.

Une fois par semaine, j'allai au village. Occasionnellement, j'y rencontrai Pauline ou d'autres filles du Roy. Elles s'étaient toutes mariées la première année de leur arrivée. Certaines vivaient la vie dont elles rêvaient lorsqu'elles ont quitté la France mais malheureusement, ce n'était pas le cas pour d'autres. Elles croyaient que nous ne le savions pas. Certaines disaient que les marques sur leurs bras venaient de brûlures lorsqu'elles cuisinaient ou d'accidents domestiques, mais nous savions toutes d'où venaient les marques bleues. Cependant, nous ne disions rien. Quoi dire lorsque nous pouvions, nous aussi, nous faire battre. Quoi dire à ces femmes vivant avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête attendant qu'à tout moment le fil rompt. Quoi dire alors que nous avions fait le choix de venir, de nous marier et d'avoir un toit et de la nourriture. Nous avions toutes vécues dans la pauvreté et ce nouveau départ était pour nous une chance.

Sans mentir, nous avions toutes des espoirs, des rêves, nous avions toutes crues que l'amour viendrait après le mariage. Nous avions supposé qu'il aboutissait en tombant amoureux mais ce n'était pas une réalité. Pas pour nous en tout cas.

Nous étions presque toutes enceintes à des semaines de différence. Une seule avait accouché et une autre avait perdu l'enfant à la naissance. Pauline s'est mariée avec un ancien agriculteur veuf de 60 ans, père de six enfants. Elle l'a choisi parce qu'il était seigneur et non censitaire. Je ne voulais pas de cette vie. Je voulais un foyer, un mari, des enfants, une famille à moi, mais je savais que la vie n'était pas un conte de fée.

Lorsque le soir, je revins à la maison, je ressentis une grosse douleur dans le bas du ventre. Je tombai à genoux sur le sol et un cri sortit de ma bouche. Je saignais. Je n'avais pas fait attention aux autres crampes, je croyais que c'était normal. Je pleurai toutes les larmes de mon corps. Cette journée-là, je perdis mon enfant. Les jours passèrent. Je ne sortis pas de la maison et décidai de rester dans mon lit à me vider de mes larmes. J'étais effondrée. Mes yeux rouges me brûlaient, par contre la douleur de ne pas être mère me faisait encore plus mal. Cet enfant, je l'avais porté. Durant cinq mois je l'ai senti bouger, je l'ai senti vivre. Et maintenant, plus rien. Il n'y avait plus de vie à l'intérieur de moi. Je ne voulais ni manger ni dormir. Je regardai le sol de la chambre espérant que ce n'était qu'un rêve, malheureusement, c'était bien la réalité. Le pire, c'est que je devais traverser cette épreuve toute seule, sans possibilité de contacter Nicolas.

Après avoir passé des nuits à pleurer et à me lamenter, je pris la décision d'aller à l'église. Le curé, surpris de me voir, m'accueillit chaleureusement mais lorsqu'il s'aperçut de la raison de ma venue, il s'agenouilla et me convia à prier Dieu. Les jours passèrent et je me repris peu à peu en main. Je ne devais pas perdre espoir.

***

J'entendis la porte de la maison s'ouvrir et sortis du lit pour aller à la rencontre de Nicolas. Je le regardai dans les yeux et il remarqua mon ventre. Il laissa tomber son sac sur le sol.

« Je l'ai perdu. » dis-je en refoulant mes larmes.

Il me regarda d'un air triste et me prit dans ses bras. Il me serra contre lui et me dit doucement :

« Je suis désolé que vous ayez été seule lors de cette épreuve. »

Cette étreinte et ces paroles me firent du bien.

« Je vous donnerai des enfants Nicolas. Ne vous inquiétez pas. » dis-je confiante.

Son air désolé se changea en un faible sourire.

***

Le soir-même, je me retrouvai sur le lit, encore une fois, à lire mon roman. Et au coucher du soleil, je rangeai mon livre en entendant Nicolas ouvrir la porte. Il s'assit à son bureau et se tourna vers moi.

« Quand j'avais 16 ans, mon père nous avait amené mon grand frère et moi à la chasse. »

C'était l'une des premières fois en presque un an qu'il se confiait.

« Nous sommes partis en forêt pour chasser du petit gibier. C'était la première fois que mon père m'emmenait avec lui, alors que mon frère y était déjà allé. D'après mon père, le chemin le plus rapide pour rejoindre le cours d'eau était celui sur lequel nous nous trouvions. »

Il reprit son souffle et je remarquai à quel point c'était dur pour lui d'en parler et de se remémorer ce souvenir.

« Mais, nous ne savions pas que nous étions sur les terres des Iroquois... Nous avons été attaqués. Aujourd'hui, mon père a des difficultés à marcher et je m'en suis sorti avec une simple cicatrice. »

Il leva son chandail. Une simple cicatrice... Elle faisait tout son torse.

« Et votre frère ? Que lui est-il arrivé ?

– J'ai perdu mon frère ce jour-là. Nous ne sommes revenus qu'à deux. »

Je fus sans mots. Je ne pouvais pas comprendre sa peine mais je pouvais l'imaginer. Je concevais son attitude envers les autres. Il s'était forgé une carapace qui ne laissait personne indifférent.

« Ma mère est décédée lorsqu'elle a accouché de moi et mon père est mort de maladie. Je ne les ai jamais connus. J'ai passé toute ma vie dans un orphelinat... Je ne dis pas que nos histoires sont semblables, au contraire–

– Je sais, Marie. Je sais... »

Nous restâmes un moment dans le silence. Je jouai avec mon pendentif, celui qui ne me quittait jamais. Il appartenait à ma mère.

« Au fait, j'ai oublié de vous le donner. »

Nicolas se leva et fouilla dans son sac et me tendit un livre.

« J'ai remarqué que vous lisiez. Je l'ai acheté dans un village voisin en rentrant tantôt.

– Merci beaucoup Nicolas. »

Héritage du passéWhere stories live. Discover now