La lettre

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Elle caresse la feuille vierge du bout des doigts. Douce, légèrement granuleuse et épaisse. La nostalgie de son sourire s'offre à ce vide lumineux. Elle n'en a pas caressé depuis si longtemps.

Ce qu'elle s'apprête à faire lui semble un fou, un peu flou aussi. Écrire une lettre. Brisant les règles de son époque. Une lettre manuscrite qui plus est. Elle aimerait réanimer la mélodie du crayon qui glisse et accroche le papier. Le goût des ratures, des bavures, des oublis et des mots tout entier. Parler comme on ne parle plus.

Mais ses mains tremblent. Ce n'est pas un exercice aisé. Une lettre est toujours intime. C'est un peu comme se dévêtir de son costume d'apparat face à un inconnu. Se regarder sans miroir.

A l'image de ses gestes soumis à la nudité, les courbes de son écriture ne mentiront pas. Les mots ne peuvent disparaître une fois couchés sur du papier. Rien ne sert de voiler ses intentions. Elles se dévoileront, entre deux lignes, entre deux points, dans le silence d'un paragraphe, le choix d'un petit rien.

Le prélude pose les premières questions. De quels mots sera composée l'aube de sa lettre ? De politesses, de vérités, de futilités à l'égard du destinataire. Ou peut-être devrait-elle débuter par le nous, que l'intention même de celle-ci crée immanquablement. Une lettre est toujours pour un autre. Pour soi, elle est destinée à la partie que l'on ne saisit pas, celle qui semble lointaine. Les lettres sont faites pour les longs courriers.

Mais son incertitude s'enlise. Et quant à se laisser guider par la spontanéité de ses mains déshabillées, elle redoute les soubresauts de ses lignes déjà imparfaites.

Ce qui se jouera ensuite n'est guère plus limpide. Les attentes du destinataire restent mutiques et la manœuvre solitaire. Le visage, les expressions de cet autre, à qui l'on se destine, demeurent des secrets. La feuille d'une clarté remarquable, se recouvre soudainement d'un voile nébuleux lorsqu'elle comprend que se sont ses silences qui combleront le vide. Sa main qui flottait jusqu'alors entre son esprit et le papier, laisse échapper le crayon. L'objet de ses mots.

Peut-être devrait-elle ne rien écrire. Rester vierge, comme cette page blanche que rien ne semble avoir effleuré. Et qui pourtant fait don d'une énième vie. Qui a sans doute déjà était marquée d'une empreinte indélébile, déjà raturée, déjà chiffonnée, déjà déchirée. Qui s'est reconstruite de petits bouts de rien pour former un tout, au contact irrégulier. Les discrètes cicatrices de son passé.

Le doute s'impatiente. Là voilà en équilibre entre deux pensées. Écrire ou ne pas écrire, telle est sa question. Serait-elle capable de parler de ses brises qui lui chatouillent le cœur, qu'elle appelle des soupirs. De parler de ses pluies fines ou diluviennes trop humides à ses yeux, de ses ouragans qui envoient valser ses remparts. Ou encore de ses nuages, pris dans des filets, qu'aucun vent ne saurait chasser.

Tandis qu'aucune réponse ne brave ses lèvres, ni ne se saisit de sa main, les paupières closes, elle se met à visualiser la cime paisible de deux arbres centenaires. A mi-chemin, sur une corde imperceptible elle cherche l'équilibre. Pour contempler ce paysage si familier, le temps de marquer une nouvelle fois l'empreinte de ce souvenir. Le temps de s'accorder le droit d'observer le vent qui fait danser les arbres, les ombres qui jouent avec le soleil, le silence d'une nuit qui s'éveille. Funambule indécise, un pas après l'autre elle arpente ce monde. Sans faire de choix, elle navigue avec la facilité de ceux qui oublient le vide, lorsque son pied glisse et l'équilibre se rompt. Elle chute, sans un bruit.

Ses mains jusqu'alors en flottaison, s'échouent sur le papier immaculé. Et comme pour se rattraper au fil invisible les mots s'y accrochent, s'installent d'abord puis courent, dansent, s'entremêlent pour faire naître son silence.

Rien que des histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant