Rien que des mots

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Chacune des gouttes qui s'échouent sur la vitre cisaillent, sans l'ombre d'une incertitude, les lettres incrustées avant de finir leurs courses sur l'asphalte trempé. C'est ici que tout a commencé. Dans un bistrot sans allure, éclairé par la lueur d'une lune, ce soir là, pas faite comme une autre. Cette fameuse nuit, où il apprit qu'un seul mot pouvait bouleverser une vie. Qu'un regard était capable de parler pour deux.

Avec le temps beaucoup d'autres mots ont su le chavirer, l'émouvoir. Des nouveaux jusqu'alors inconnus, des insoupçonnés, et des indéfectibles sont venus à de nombreuses reprises caresser sa peau. Mais les mots s'abîment. Comme tout ce que l'on utilise avec un peu trop d'ardeur ou pas assez de savoir-faire. Davantage, lorsque le regard qui les portait s'en est allé. Laissant la désagréable impression que leurs définitions ont par la même occasion foutu le camp, sans même se retourner.

Ces paroles dont les gens frémissent à l'écoute, à l'écriture, lui souhaiterait pourvoir s'en dérober. Il aurait aimé qu'ils n'existent jamais. Un mot n'est beau que lorsqu'on le croit, quand au fond on le voit. Dénué de toute croyance, il perd de sa valeur, de son intensité, ne devenant qu'une fade suite de sonorités étrangères. Ainsi, son sens ne fait plus l'unanimité.

Dans cette antichambre, son oreille se promène au hasard des tables environnantes. Entre le bruit du percolateur et le tintement des couverts, les bavardages des visiteurs attablés le désespèrent. Les gens parlent beaucoup, et bien souvent pour ne rien dire. Il préférerait qu'ils se taisent, mâchent la bouche fermée et se regardent pour se dire leurs vérités. Celles qu'ils omettent probablement par intention, par crainte, peut-être aussi par pudeur. Celles qu'au fond lui aussi a cessé d'exprimer pour les mêmes raisons.

Les silences sont parfois plus loquaces, alors le monde les comble pour ne rien se dire. La beauté, il en est certain, ne réside pas dans les mots mais dans la façon de les raconter. Les regards qui les accompagnent , les sourires, les moues grimaçantes et parfois même les larmes. Il aimerait qu'on lui dise tabouret avec la profondeur de ceux qui disent s'aimer. Que l'intention dépasse ces lettres misent bout à bout, souvent plus vides que des coquillages échoués. Qu'un bonjour soit aussi vibrant que la promesse d'une belle journée. Qu'une déclaration soit capable de naître de tous les mots, sauf de ceux que l'on prononce par convention, ceux que l'on attend, ceux qui s'effacent avec le temps.

Les doigts entrelacés autour de sa tasse de café, en regardant un couple discuter entre deux gorgées, il se dit qu'ils devraient y mettre plus de fougue. Que se retrouver ici à l'ombre d'une boisson chaude est souvent bien plus qu'un acte destiné à se réveiller, qu'une sortie d'usage. Pour lui tout avait ainsi commencé. Consommer dans l'intimité d'un échange c'était avant tout s'éveiller, s'avouer et se rencontrer. Un peu différemment qu'à l'accoutumée. Prendre le temps de ne rien brûler.

Seul, attablé, il se fige dans ce retour aux sources à l'ombre de cette gargote qui n'a pas changé d'un pouce, comme si elle avait eu à chaque époque de sa vie cet air de vieillerie. Ici, à attendre des mots qu'il ne désire plus et le regard absent de celui qui les prononce. Qui s'obstine à jouer au jeu des faux-semblants, à réclamer des paroles en retour qu'il ne comprend plus. Utilisant toujours ces mêmes mots qu'il ne saurait vraiment définir. Qu'il a finit par user, écorcher à l'excès. Les mots fragiles sont si faciles à dire.

Attendant les promesses qu'il refuse, son regard s'éternise sur les murs défraîchis à la décoration surannée. Photographies de familles dont personne ne subsiste, assiettes ébréchées et poussiéreuses qui ont perdu leur valeur depuis bien longtemps et cet écriteau grossier mentionnant le coin des hommes. Rien n'aurait pu présager que tout basculerait ici, dans ce lieu dépourvu de charme. Pourtant, la première fois qu'ils s'étaient aimés demeurait dans les toilettes de ce bistrot, à l'abri des regards indiscrets. Il se souvient de ses excuses balbutiantes quant au manque navrant de romantisme. Sur les murs gravés par la lame d'un couteau-suisse s'exprimaient des dessins obscènes, des poèmes ayant oublié d'être lyriques. Cet étrange décor était pourtant devenu le théâtre dans lequel s'étaient jouées les prémices de leurs sentiments. Lui l'avait simplement et sincèrement remercié en s'apercevant combien des iris et des lèvres pouvaient s'exprimer avec tendresse. Subjugué par cette découverte, le reste n'avait finalement pas grande importance. Le reste s'était oublié jusqu'alors. Jusqu'à ce que cette histoire reprenne vie au rythme de la pluie, un soir pas fait comme un autre.

Ses yeux poursuivent leur chemin, désormais à l'affût de sa silhouette qu'il doute voir apparaître. Dehors, l'averse n'a pas cessé. Éclaboussant le monde, on pourrait croire qu'elle cherche à rapprocher les gens. A les confiner dans des endroits où ils ne sauraient s'éviter. Quand lui voudrait s'égarer dans le silence merveilleux des mots oubliés. Au coin d'une rue trône, flottant dans l'air inondé, une multitude de panneaux directionnels. Il envisage alors le meilleur chemin à emprunter pour y parvenir. Voir apparaître des directions plus significatives, convaincantes telles que «le bon endroit », «lieu idéal pour se perdre », ou peut-être juste un « ailleurs ». Des termes qui lui semblent plus concrets que des noms de quartiers, où rien ne semble arriver. Sa quête se rêve d'endroits riches, indéfinissables capables de lui redonner le plaisir de vivre à nouveau les mots. Mais les regards aussi vides que les voix tout autour le ramènent inévitablement dans cette encombrante réalité. Dans laquelle il attend, sans comprendre les raisons, les élucubrations d'une langue devenue avec le temps parfaitement étrangère.

C'est alors que ses yeux débordants se relatent au monde. Avec un soupçon d'égard on pourrait y lire tous les mots qui ne franchissent pas même la commissure de ses lèvres. Des mots qu'il tait sans doute pour ne pas les abîmer. Qu'il aimerait pourtant crier sous la pluie, à ce ciel dépourvu d'oreille. Il rêve dans le secret de cet étrange endroit, que les mots ne soient que des vêtures que l'on porte pour réchauffer les émotions trop frissonnantes. Les siennes se lassent de les attendre, de les espérer encore. Même s'il sait, qu'il ne s'agira que de surenchères. De tout ce qui s'est déjà dit, tant de fois, trop de fois. Des paroles trop hautes pour être comprises et justes et des siennes trop basses pour être entendues.

Dans son imaginaire, les mots ont été inventés uniquement pour élargir le monde, pour jouer de ce qui ne se dit pas tout à fait, de ce qui reste incertain. Les mots qu'il aime, sont ceux que l'on désire, que l'on cherche, que l'on imagine, ceux qui s'inventent, se vivent et s'effleurent, pour raconter cette autre langue qui n'est pas celle de Molière. Ceux qu'on dit simplement avec les yeux, ceux qui disparaissent en un battement de cil, ceux qu'on ne peut finalement pas saisir, ceux dont on ne se défait pourtant jamais vraiment.



Rien que des histoiresWhere stories live. Discover now