Chapitre 5 : De l'autre coté

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Fade trop souvent, vaniteuse parfois, je fuis cette inéluctable routine. Eternellement dévouée pour autrui, je passe mon temps à soigner des vies. Infirmière libérale, ma passion ? C'est les seringues. J'ai 44 ans, trois beaux enfants et un mari qui me trompe depuis probablement plusieurs années. David a une maitresse, c'est une certitude. Il doit mener son plan comme un maître pour que je n'y vois que du feu. Enfin, soit, faussement altruiste, il aide Oliver à porter ses affaires. Il faut le savoir, David n'a jamais fait ça pour personne, tout comme raser sa barbe. Je le soupçonne d'avoir un rencard ce soir avec une de ces nanas sans pureté morale. La quarantenaire attachante, certes, mais de loin. Je suis traumatisée à l'idée d'imaginer David embrasser une autre femme. Découvrir par sérendipité l'indélicatesse de son mari n'est pas chose facile. Je me suis oubliée pour lui, tant d'années, je restai là, amicale et sage.
Et me voilà désormais victime de mon humanité, cernée par la peur qui circonscrit délibérément mon moral. J'ère dans ce monde factice, rassasié d'hypocrites qui n'hésitent pas à ruiner une vie de famille. Ma mère m'a toujours dit que, pour me créer, la Nature y avait mis tous ses soins.
On ne m'a jamais reproché une quelconque bassesse d'esprit, j'aurais soit disant été créée pour être admirée. Ma chevelure longue et ondulée rappelle la mer agitée et bruyante qui s'éclate contre les rochers.
Sous l'œil sourcilleux de David qui m'observe depuis l'entrée, je me décide à dire bonjour.

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David manie l'hâblerie à la perfection, plus blanc que la fleur de lys, il peut au moins se féliciter de ça. « Bonjour Oliver », dis-je d'une voix maternelle et rassurante. Ce garçon m'inspire le juste et l'équitable, l'exigence de qualité, qui renvoie directement à la discipline minutieuse d'une éducation sans défaut. Je l'imagine bien avec ma fille, cette idée rôde dans mon esprit depuis quelque temps, faut dire qu'il est beau, drôle et poli. Il semble plutôt cultivé, mais pour ça, nous verrons plus tard. Sa posture majestueuse me rappelle la prestance impériale d'un aigle royal ! Irrésistible et virile, sa voix suave séduirait n'importe qui, si j'avais son âge... Longtemps dissimulée, la partie féminine de Noah existe désormais. Ayant atteint la majorité, la jeune femme se dessine en elle et prend le pas sur l'adolescente névrosée. Cette phase incontrôlable et juvénile qui la tourmentait tant, disparaît peu à peu dans ce chahut stérile, afin de laisser place à la sagesse. Cet idéal moral et juste vers lequel nous tendons tous.
Son évolution est-elle liée à sa rencontre avec Oliver ou bien s'agit-il d'un simple concours de circonstances, conjonction d'un hasard heureux ?
Ce jeune homme n'est pas un racontar, sa vigueur d'esprit me frappe à tous les coups. Je décèle en lui un homme brillant, je me demande toutefois s'il est religieux.
Noah m'avait dit que sa famille était chrétienne et pratiquante. Je ne suis pas contre les religions, contrairement à David, mais je suis athée, née d'une famille catholique.
« À table, everybody ! » dit David d'un ton enjoué. 

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Les deux mains posées devant lui, le dos bien droit, Oliver trône en bout de table et son regard surplombe. Ses yeux humides comme des bulles d'eau m'hypnotisent, c'est un véritable dieu de sa jeunesse. J'ai beau décortiquer sa personne au peigne fin, je n'y vois pas un seul faux-pli. Il se dodeline avec nonchalance sur un fond musical jazzy ; libre, n'ayant ni pute, ni maître à servir. Cet idéal qui donne envie de crever le mur d'Amour et d'Idéalisation. Aucune fourberie, Oliver n'est autre qu'une noble découverte à sens unique. Je comprends pourquoi Noah craque pour lui depuis quelque temps. Je ne bougonnerais pas à dire qu'il s'agit d'un futur jeune homme à marier. Ah quel bonheur ! Les amuses-bouches de gambas sont excellents, David semble fier de lui et les enfants dévorent leur entrée. Je me lève pour récupérer les serviettes, mais Oliver pose sa main sur mon épaule et me propose son aide. Plus rapide que son ombre, je ressens encore la sensation de sa main sur mon épaule. Je crois que j'aurai aimé qu'elle y reste davantage.
Je pourrais être en sa présence pendant des heures, à discuter de façon décousue, à bâtons rompus. J'ai l'impression de le connaître depuis 10 ans, c'est fou comme l'alchimie peut parfois nous jouer des tours. Des scientifiques parlent de molécules, de bouts de notre ADN, en commun avec certains individus.
Ce qui expliquerait probablement les coups de foudre, les amitiés très fortes et les relations fusionnelles en tout genre. 

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Ensorcelée, je bois les paroles d'Oliver comme lorsque j'avais 15 ans. Cette périlleuse incantation, si poétique soit-elle et dans laquelle je me noie inconsciemment, ne me laissera pas indemne. Je m'exprime à mi-voix : « Si tu peux ramener les serviettes de table, c'est super ». Son assertivité délicate lui confère une harmonie singulière, il me donne envie de l'écouter sans limite. J'arrête là pour les compliments, on dirait une veuve à l'agonie. Je ne suis pas non plus dans une dynamique suicidaire et alcoolisée, j'ai juste un mari qui ne m'aime plus. Enfin, « juste », non, j'ai un mari qui ne m'aime plus et c'est déjà trop. David qui semblait enjoué reste somme toute silencieux ; Noah dévore son assiette, merci les hormones. Ernest n'a évidemment pas faim, puisqu'il a défoncé tous les bonbons, et Rose semble être dans ses pensées, comme toujours. Il est temps de passer au plat principal, je me propose, mais David se lève brusquement, presque comme si je lui volais la vedette. Cette diligence abrupte me laisse penser qu'il est trop fier d'avoir cuisiné pour la première fois de sa vie à la maison.
Parce qu'il faut quand même savoir que notre chef cuisto' étoilé ne cuisine que pour son propre restaurant. Nous n'avons jamais droit à une de ses nombreuses prouesses culinaires.
Ah si, lorsque l'on fête l'anniversaire de l'un de nos enfants, il prépare toujours le gâteau.Génial. Bon, sinon, Oliver et David s'entendent bien. Ils ont les mêmes appétences pour la cuisine et le foot, alors je ne m'en fais pas quant à l'ambiance générale de la tablée.

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Ça fait bien 2 heures que je me demande ce qu'il se trame dans le four, j'avais peur que ça crame. Ça aurait été dommage ! Dis-je d'un air sarcastique. Me voilà dans l'attente, accoudée à l'idée d'un potentiel échec. David revient à table avec le plat, et qu'elle ne fût pas ma surprise... Je sais, je sais, vous êtes assis-là avec moi et vous ne comprenez pas encore, mais je vais vous expliquer pourquoi. Surprise, car je reconnais tout. Je revois tout. La scène, l'odeur, l'ambiance. Je me rappelle même de ses vêtements ce jour-là. Il a opéré de la même manière cette fameuse soirée d'il y a 15 ans. J'en reviens pas. Mais pourquoi ? Un milliard de questions fusent dans ma tête. Est-ce que David souhaite recoller les morceaux ? Quel est le but et pourquoi maintenant ? Je vous explique, je vous imagine bien trépigner d'impatience. David a tout simplement préparé le plat du soir où il m'a fait sa demande en mariage. Je vous jure, je m'y revois.
C'est la même décoration de table et le même plat. Mon esprit transite, j'ignore si David se planque derrière l'alibi de l'éthique, auquel cas, se racheter ne nous mènera nulle part.
Je défendrais bec et ongle mes valeurs, et si je suis une femme trompée en amour, je ne le serais plus jamais en rien.
Il faut quand même que je vous dise que son plat était particulièrement dégueulasse il y a 15 ans. C'était beau, mais immangeable. Il a le don de rendre l'immonde présentable.

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