Chapitre 1 : Retour en enfer

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Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre et de se dire : « C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'était réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

- Un amour de Swann, Du côté de chez Swann, Marcel Proust

La canicule avait frappé cet été là. Un vent chaud remontant du Sahara, des températures dépassant les trente degrés sur tout le littoral breton et un soleil plus que jamais présent. Une aubaine pour les touristes et pour les saisonniers. Une aubaine également pour Julia et tous les jeunes qui, comme elle, avaient pu décrocher un premier job, de quoi assumer financièrement les excès de l'été. Mais le soleil manquait déjà à l'appel ce vendredi-là. Les nuages menaçants tapissaient le ciel à perte de vue. L'écho d'un grondement sourd s'échappait dans les airs et Julia, épuisée par la chaleur, arrivait tant bien que mal au pied de son immeuble, longiligne et interminable tâche grise à toutes saisons. Il était aux alentours de dix-huit heures. Un groupe d'enfants jouait au ballon sur le parking commun aux autres HLM du quartier et trois garçons plus âgés fumaient à l'entrée du bâtiment. Le kick rythmé de leur musique donnait le la à la foudre toute proche. Julia descendit de son vélo et passa une main sur son front en sueur. L'orage qu'elle avait vu arriver de la mer menaçait d'abattre sa colère sur elle à tout instant. Elle s'empressa d'attacher son vélo au lampadaire le plus proche pour se précipiter vers les portes de l'immeuble. Ignorant les commentaires habituels des trois garçons à son égard, elle entra dans la tour et monta deux à deux les marches jusqu'au sixième étage.

En pénétrant dans le petit appartement, Julia manifesta sa présence par un « salut » nonchalant, retirant ses baskets, tendant l'oreille vers le salon, comme à son habitude. Pas de réponse. Sa mère semblait en pleine conversation téléphonique et Arthur bien trop occupé avec son dessin animé préféré pour l'accueillir. C'était une chance, car elle se glissa dans la kitchenette, piocha dans le paquet de cigarettes de sa mère et ouvrit la porte fenêtre qui donnait sur le balcon, comme à son habitude. L'averse avait fini par tomber et faire fuir les jeunes au bas de l'immeuble. Abritée par le balcon du voisin du septième étage, elle inspira une première bouffée de sa cigarette et, les yeux clos, Julia pencha son visage au-dessus du vide sentir la brume lui caresser les joues.

Alors qu'elle traversait le couloir pour gagner sa chambre, sac sur l'épaule, la voix de sa mère résonna dans le salon.

- Alors, cette journée ?

Ennuyée, Julia fit demi-tour et s'accouda au cadre de la porte. Elle observa un instant sa mère, assise sur le canapé, près d'Arthur, les mains jointes sur le téléphone fixe. Sa voix semblait enjouée et pourtant, ses yeux transportaient une lueur étrange, inquisitrice, qui interpella brièvement Julia.

- Bien, c'était cool. Le cours d'Histoire était intéressant, répondit-elle, jetant un œil distrait au dessin animé.

- Ah oui ? C'était sur quoi ?

Julia mit un instant à regrouper ses esprits.

- Hm., la Première Guerre Mondiale, l'Ypérite, les marraines de guerre, enfin, tu sais, des trucs historiques quoi, commenta-t-elle avec légèreté, gardant le visage tourné vers la télévision.

- Tu te fous de moi, Julia ?!

La phrase avait sonné comme un coup de tonnerre dans la pièce. Arthur et Julia avaient tous deux tressailli. Immédiatement, la jeune fille sut qu'elle était fichue, démasquée, condamnée, exécutée sur le billot. Cette fois, elle ne s'en tirerait pas si facilement que les autres.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant