Quand nous sommes allés à une soirée (2/2)

11.2K 1.2K 96
                                    

L'hôte entailla la peau du poignet de sa jeune fille avec un ongle tranchant, faisant couler son sang dans un verre. La fille avait les yeux fermés et le corps retourné, comme si elle cherchait à s'éloigner des canapés. Le verre rempli, Charles le tendit à Adeline, tout en appuyant sur la plaie de sa chienne pour éviter le gaspillage. La coutume voulait que l'hôte offre le sang de son chien à ses invités, avant que tous ne se mettent à boire. Il était préférable que l'invité aie un humain encore jeune.

— Dites-moi ce que vous en pensez. Pour ma part, je le trouve délicieux.

Les vampires se passèrent le verre, buvant tour à tour une gorgée du sang chaud. Quand Meiré approcha le verre de son visage, l'odeur repoussante atteignit mes narines et me donna la nausée. J'avais l'habitude de mon propre sang mais celui des autres m'était vraiment désagréable.

— En effet, Charles, il est bon, répondit Adeline d'une voix douce.

— Bien meilleur que le sang chimique de mon ex-vache, rétorqua Fred en rigolant.

Seul Meiré s'abstint de répondre, se contentant de hocher la tête. Il retira ses lunettes, signe qu'il allait se mettre à la tâche. Je me concentrai sur la musique pour essayer d'évacuer le stress. J'enviai GA. Il paraissait calme comme s'il vivait cette situation tous les jours. Il tendait son bras à sa Maitresse sereinement. Comment faisait-il ? Je me crispais à chaque coup de langue sur mon épaule, redoutant l'instant où Meiré se mettrait à boire.

Finalement, sa main droite vint capturer mes côtes et l'autre museler ma bouche avec précaution. Il planta ses deux crocs au milieu des cicatrices, sans scrupules. Mon dos se courba sous la douleur, ce qui attira l'œil des autres, curieux de voir si je tiendrai parole.
Bloquée par son étreinte puissante, il était inutile de me débattre. Je me contentai d'exprimer ma peine en soufflant contre sa main. Déjà, de nouvelles larmes coulaient le long de mon visage et je m'empressai de les essuyer avant qu'elles ne se mêlent au sang. Ma vision brouillée me laissait tout juste entrevoir que Fred buvait à la gorge du petit gros nullement gêné, que Charles mordait fermement le bras de sa fille qui tremblotait et que le garçon aux cheveux bouclés avait la tête posée sur les cuisses de sa Maîtresse, attendant patiemment.

Le premier repas ne dura pas longtemps : trente secondes à peine, avant que les vampire ne se remettent à discuter de choses et d'autres. Ils maintenaient nos plaies plus ou moins fermées en appuyant dessus avec leurs doigts froids.
Le même carnage reprit quelques minutes plus tard. Je réalisai à mon grand désarroi que ce jeu allait durer plusieurs heures : Meiré replanterait ses crocs dans la même plaie, encore et encore, réveillant la douleur à chaque fois, toujours un peu plus forte, puis, ils recommenceraient à papoter jusqu'à la prochaine gorgée.

Plus la soirée avançait, plus les sons s'éloignaient, assourdis. La musique de fond s'était transformée en un brouhaha inaudible mélangé à des gémissement de douleur, et mon corps ne montrait plus aucune résistance. J'étais affalée contre mon Maître, uniquement soutenue par ses bras, la tête tombant sur ses épaules. La voix grave de Meiré retentissait dans mon ventre. Il discutait des vaches et de leur goût.

— J'ai vécu de nombreuses années sans compagnon. Pendant ce temps, j'allais boire aux vaches, directement. Le gout était plutôt mauvais. Il y avait quelque chose de chimique, ça devait être à cause des nombreuses drogues qui leurs sont administrées afin de les garder inconscientes. En plus, il fallait payer à chaque fois, c'était une vraie dépendance. C'est pour ça que j'ai décidé d'investir dans un chien malgré le prix. Je n'avais pas beaucoup de sous quand j'ai acheté Camille, mais comme vous pouvez le voir, ça en valait la peine.

— Combien as-tu payé ? demanda Charles, rassasié.

— Environs 2000, répondit Meiré.

— C'est vraiment peu ! Comment ça se fait ? Elle a une maladie du sang, c'est ça ? dit Fred en rigolant.

Je sentais les doigts de Meiré parcourir doucement mon visage, alors que son autre main était plaquée contre ma plaie toujours ouverte. Ironiquement, cela m'apportait un peu de réconfort.

— Elle n'est pas malade, continua-t-il calmement. Malgré son apparence, c'est une ancienne, né avant la guerre. Elle est sujette à tout un tas d'émotions que les nouveaux chiens n'ont pas. Elle fait une très mauvaise servante, je dois régulièrement la ramener à l'ordre.

— J'ai eu un chien intelligent une fois, dit Charles, un brun de rancoeur dans la voix. Avec une hache, il a brisé les carreaux teintés des fenêtres de mon appartement, pour que la lumière s'y introduise. 

Au mot lumière, le regard des Maîtres s'assombrit.

— Heureusement, la milice de jour a constaté quelque chose d'étrange depuis l'extérieur. En me réveillant, j'ai vu la milice dans mon appartement et lui qui hurlait et pleurait à l'injustice. On m'a demandé de l'achever car j'étais son Maître... 

— Tu l'as fait ? demanda Meiré.

— Oui, bien entendu, il était devenu dangereux pour moi et les autres. Je l'ai attaché et je lui ai expliqué que sa vie allait prendre fin. Comme il m'avait bien servi, je lui ai demandé s'il voulait quelque chose avant de mourir. Il m'a dit qu'il ne pensait pas qu'il ait encore quelque chose dans ce monde qu'il ne puisse souhaiter, puis il m'a demandé s'il pouvait voir la mer. 

Fred se mit à rire.

 — Il t'as vraiment demandé ça ? La mer, c'est quelque chose que nous ne pouvons pas approcher !

— Eh bien je l'y ai emmené, annonça Charles, d'un ton ferme.

— Oh.

— Je l'ai tué là-bas et j'ai jeté son corps à la mer, conclut–t-il sans donner plus de détails.

GA et moi avions fermé les yeux. Nous comprenions tous deux la détresse de ce garçon. C'était probablement ce qui nous attendait, pensions-nous. Une fois encore, les larmes se mirent à couler le long de mes joues, cette fois tombant directement sur le torse découvert de Meiré, lui causant de légères irritations désagréables.

— Voilà que la mer tombe des yeux de Camille. C'est à cause de ton histoire, Charles ! fanfaronna Fred, juste à coté.

Meiré grommela en refermant sa chemise.

Il était déjà bientôt cinq heures du matin, et l'aube s'élevait dangereusement. Le groupe se sépara, heureux ; la soirée avait été irréprochable. Entre-temps, j'étais tombée de fatigue et Meiré n'avait pas d'autre choix que de me porter dans ses bras.

— À la prochaine, Charles, dit Meiré.

— À bientôt, Meiré. Reste tout de même sur tes gardes, répondit Charles, me désignant du doigt.

Au fur et à mesure que Meiré s'éloignait de la maison de Charles, de lui et ses frères, il ne restait plus que lui et moi. Réalisant que la soirée avait été éprouvante, il accéléra le pas, refermant son étreinte sur mon corps, inquiet. À peine rentré, il se dépêcha de me faire une injection d'interférons, le produit célèbre qui permettait aux humains de rester en vie aussi longtemps que les Maîtres et de supporter leurs maltraitances.


Les chiens des vampiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant