Chapitre 3

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« Bonsoir,
J’espère que votre première journée s’est bien passée, et que vous n’avez pas déjà envie de vous jeter par une fenêtre. Pour continuer dans la joie et la bonne humeur, je vous demanderai d’apporter vos livres d’histoire demain.
Bonne soirée à tous,
M. Stevan »

Je vois ce message en rentrant chez moi le soir, lorsque j’ouvre mes mails. Le prof nous avait demandé nos adresses mail le jour de la rentrée justement pour nous prévenir de choses comme ça… Sait-il que les trois quarts des élèves ne regardent jamais leurs mails ? J’en ai moi-même pris l’habitude mais il n’y a en général que peu de messages intéressants. Je hausse les épaules et me connecte à mon Facebook. La petite icône « Messages » indique elle aussi une notification. Intriguée, je clique dessus.

« Nathan Stevan
18h48

Salut Joy,
J’ai envoyé un message à la classe sur vos mails mais je me doute que vous ne serez pas beaucoup à les regarder… Peux-tu transmettre aux autres s’il te plaît ? Je crois que vous regardez plus vos Facebook que vos mails Merci et bonne soirée. »

Il a raison. Notre génération est accro aux réseaux sociaux, comme je le prouve en regardant mon Fb plusieurs fois par jour. Cela dit, je suis étonnée que M. Stevan utilise son compte personnel pour envoyer des messages en rapport avec les cours… Il connait assez bien les élèves pour savoir où sont leurs centres d’intérêt, visiblement. Enfin bon, je transmets quand même l’information en conversation de groupe aux autres gens de la classe, et finis par répondre à mon prof, plus d’une heure après son message.

« C’est fait. Je ne garantis pas que tout le monde verra l’info, mais bon… Au moins nos Facebook serviront pour une fois à quelque chose ! »

J’envoie, et quelques secondes plus tard, je vois l’icône du « Nathan est en train d’écrire… » s’afficher. Ah bah c’est bien ma veine, il est connecté en même temps que moi.

« Merci beaucoup. Ah, vos Facebook ne servent pas à faire j’aime aux photos de vos profs ? »

LA HONTE. Il a donc vu que j’avais aimé sa photo… Merde merde merde… A quoi sert le bouton « Je n’aime plus » si Facebook envoie quand même une notification ? Je respire un bon coup et rédige un nouveau message.

- Pas ma faute, c’est le tactile de mon portable qui a bugé… D’où le fait que j’ai tout de suite enlevé mon « j’aime », en vain apparemment.
- Exact. Mais ça flatte mon égo que tu visites mon profil.
- Je me renseignai juste sur mon nouveau prof, rien d’anormal…
- Si tu veux des renseignements, demande-les moi ! Je m’appelle Nathan Stevan, je suis professeur d’histoire-géographie, j’ai 30 ans, et j’ai un humour foireux. Autre chose ?
- Tout ça, je le savais déjà, mais merci quand même.
- Même pour mon humour foireux ?
- … Honnêtement ?
- Non, je ne préfère pas savoir finalement. Je dois y aller, je crois que mon repas du soir est en train de brûler…
- Dommage pour votre cuisine.
- Elle a l’habitude. A plus !
- Au revoir.

Drôle de conversation avec son prof. Il est vraiment cool, et ses messages m’ont fait rire. Je crois que cette année avec va être amusante…
Plus tard dans la soirée, ma mère me demande comment se passent ces premiers jours de cours. J’hésite à peine avant de lui répondre.

- Bien. Mieux que ce que j’espérais en fait. Sauf en maths, évidemment…
- Toujours ton abruti de prof de l’an dernier ?
- Ben ouais, et il ne m’aime toujours pas. Par contre, mon nouveau prof d’histoire-géo a l’air chouette. Tu sais, c’est celui qui était avec nous en Espagne l’an dernier…
- Ah oui, le jeune-là ? Il avait l’air sympa.
- Il l’est, dis-je avec un grand sourire. Il l’est vraiment.

***

Le lendemain, je retrouve Céline et un autre garçon, Alex. Cela fait deux ans qu’il est dans ma classe. Il est plutôt sympathique, et a en plus les mêmes goûts musicaux que moi. C’est en parlant de musique qu’on s’est rapprochés, même sans se connaître vraiment. Nous avons mangé hier midi ensemble à la cantine avec Céline, et avons eu quelques fous-rires… Quand mes amis l’an dernier sont partis, j’ai pensé que je ne retrouverai plus le même genre d’amitié, mais finalement je réussis quand même à m’adapter. Nous nous dirigeons tous ensemble vers la salle d’anglais. Alex en profite pour me demander :

- Au fait, tu as vu la vidéo Youtube que je t’ai envoyée hier ?
- Ouais, j’adore ! La chanteuse a une voix magique, ça donne des frissons carrément…
- Je pensais bien que ça te plairait.
- Tu as eu raison !

Nous arrivons dans la salle de cours, et Céline et Alex s’assoient l’un à côté de l’autre, me laissant seule. Un peu dépitée, je me place toute seule devant eux.

- T’inquiète, on s’assoira à côté en histoire après, d’accord ? me dit Alex.
- Ca marche.

Ma prof d’anglais est celle que j’avais en seconde, il y a deux ans de cela. Approchant de la quarantaine, un peu stressée et autoritaire, elle reste tout de même une des profs que j’ai le plus appréciée durant mes années de lycée. Aussi, bien qu’étant assise toute seule, je ne m’ennuie pas durant l’heure. Je suis même surprise lorsque la cloche sonne, car le cours est passé vite. Enfin, je ne suis pas mécontente car mon prochain cours est celui de M. Stevan !
Le prof est déjà là quand nous entrons dans la salle. Il nous sourit, et je ne peux m’empêcher de lui sourire en retour.

- Alors les enfants, motivés ?

Céline lui répond avant que je n’ai pu ouvrir la bouche.

- Encore plus si vous ne nous appelez pas les enfants.

Le prof rigole, et je ressens un léger pincement au cœur que je ne parviens pas à identifier. Pourquoi rit-il à la phrase de Céline ? Etait-ce si drôle ? Je secoue la tête et vais m’asseoir à côté d’Alex, comme prévu. Le prof nous observe pendant une seconde et se détourne, tandis que les autres entrent dans la salle. J’entends Sarah balancer une remarque peu discrète sur le physique avantageux du prof, mais celui-ci ne relève pas.

- Vous pouvez vous asseoir, dit-il.

Nous nous exécutons et sortons nos affaires, dont le fameux livre de géo.

- Merde, j’ai oublié le mien, chuchote Alex.
- C’est pas grave, on en prend un pour deux, je pense pas que ça le dérange.

M. Stevan commence à faire l’appel, et arrive jusqu’à mon nom.

- Carmaux Joy ?
- Présente.

Il relève la tête durant une demi-seconde, croise mon regard, et je baisse les yeux. Je ne sais pas ce qui me prend, mais plus ce prof parle, plus je suis gênée. Il continue à noter les gens présents, puis se tourne vers nous.

- Bon ! Je ne vais pas vous faire le discours de « Vous êtes en Terminale, c’est l’année de votre bac, blabla » car je pense que vous vous en rendez tous compte, et que vous êtes assez grands pour savoir que vous devez bosser. Mais c’est pas pour autant que vous devez vous perdre dans tout ce boulot, être totalement stressé et oublier le plus important à cause du bac. Y’a pas que le lycée qui compte, d’accord ? Vous avez une vie à côté, et profitez-en, vraiment. Seulement… Gardez en tête que vous avec un objectif cette année, et qu’il faudra quand même travailler pour, ok ?

Son petit discours avait fait taire tous ceux qui osaient encore bavarder. C’était la première fois qu’un professeur nous disait de privilégier notre vie avant tout, même si l’avertissement derrière était très clair : celui qui ne bosserait pas perdrait un an de sa vie et redoublerait. Nous hochons tous la tête, mais personne ne dit rien. Face à ce silence, M. Stevan reprend la parole :

- Très bien. Puisque c’est clair, je vous propose de passer au premier chapitre de l’année : la France dans l’Europe. Sortez votre livre s’il vous plaît. Est-ce que certains l’ont oublié ?

A côté de moi, Alex lève timidement la main, comme plusieurs autres élèves. Le prof soupire.

- Ca commence bien… A quoi ça sert de passer par une messagère pour qu’au final vous ne l’écoutiez pas ?

Je me redresse en entendant ses mots. Il parle de moi ! Bon, en tant que simple messagère, mais quand même, ça me fait sourire. D’ailleurs, il me sourit aussi. Je me souviens d’un coup de notre petite conversation Facebook et rougis légèrement. Alex en profite pour me chuchoter :

- Ouhlà, tu deviens une tomate… Il te plait ce prof hein ?
- Arrête, je pensais juste à autre chose…
- Tu te fiches de moi ? Ca se voit à 12 km que tu le kiffes !
- Arrête je t’ai dit !

J’ai haussé le ton, et beaucoup se retournent vers moi. M. Stevan nous regarde, lui aussi, en fronçant les sourcils.

- Un problème ? demande-t-il.
- Aucun.

Il hausse les épaules, l’air visiblement peu convaincu. Je reprends, à voix basse cette fois, à l’attention d’Alex :

- Pardon, je voulais pas parler aussi fort.
- Je rigolais hein…
- Ouais mais bon, quand même. Imagine si y’en a qui t’entendent et pensent que c’est vrai…
- Parce que ça l’est pas ?

Je lui mets un coup de coude dans les côtes, et il rigole, attirant à nouveau l’attention du prof sur nous.

- Alex, faut que je te déplace ou comment ça se passe ?
- Non, pardon M’sieur.
- Commence pas à déconcentrer Joy, elle a intérêt à suivre si elle veut réaliser ses rêves. Déjà qu’ils sont assez improbables, ça serait dommage de passer à côté à cause d’un manque de maturité. N’est-ce-pas Joy ?

Il y a un silence dans la classe tandis que je fixe M. Stevan, blessée. Comment peut-il prendre à la légère tout ce que je lui ai dit, et faire des allusions en cours, comme ça ? Je croyais qu’il m’écoutait, qu’il croyait en moi, et là, son ton ironique est pire qu’une claque. Je ne réponds pas, et baisse les yeux. Je me sens… Trahie, aussi bête que cela paraisse. Je lui faisais confiance, et il s’en fout.
Il reprend son cours comme si rien ne s’était passé, et je ne lève plus les yeux du reste de l’heure. Je suis terriblement déçue d’avoir placé de faux espoirs en ce prof. Son cours était peut-être intéressant, mais je n’avais pas envie de le regarder. Il doit le sentir, car lorsque la cloche sonne, il me demande de rester.

- Pourquoi ?
- J’aimerais qu’on parle.
- Je n’ai pas le temps, désolée.

Je prends mes affaires et les fourre dans mon sac, tandis que les autres élèves sortent. Alex et Céline hésitent et finissent par s’en aller aussi, après m’avoir jeté un regard compatissant. M. Stevan a l’air soucieux.

- Joy, s’il te plaît, attends.
- Désolée, je vous ai dit que je n’avais pas le temps.
- Et qu’as-tu de plus important à faire ?
- Cela ne regarde que moi.

Je me prépare à partir, mais il me retient par le bras. Choquée, je me tourne vers lui, et il me lâche aussitôt.

- Pardon. Je voulais juste m’excuser. Je n’avais pas à dire ça devant les autres.
- Non, vous n’aviez pas à le dire. Je peux m’en aller maintenant ?
- Ecoute… Je sais que j’ai fait une erreur, mais je ne voulais pas être méchant… Juste te rappeler que tu avais un objectif, et que ce n’était pas en bavardant avec Alex que tu allais l’atteindre.
Haussant les épaules, je me dirige vers la porte, sans le regarder.
- Très bien, je ne parlerai plus en cours, excusez-moi. Au revoir.
- T’es rancunière, c’est pas croyable ça !

Je fais volte-face, furieuse.

- Je suis rancunière ?! Je vous faisais confiance Monsieur, sérieusement, et vous aviez mon respect jusque-là ! Et avec votre ton ironique, vous avez tout détruit. Alors pardonnez-moi si j’ai un peu la haine et que je deviens insolente, mais je ne comprends pas ce qui vous a poussé à être sympa avec moi si c’est pour me casser en plein cours !

Sans attendre sa réponse, je sors de la classe, des larmes de rage dans les yeux. Je l’entends qui m’appelle, mais je suis incapable de me retourner. Je ne veux pas le voir.

Ses quelques mots, qui auraient été anodins pour d’autres personnes, m’ont véritablement blessée.
Et je sais très bien pourquoi.
Encore une fois, j’ai placé des espoirs dans une personne qui n’en valait pas la peine.

Déchirure -Relation prof-élève-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant