Chapitre 4

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J’ai attendu. Toute la soirée. Après quoi ? Un message de lui peut-être. Un signe. N’importe quoi. Je suis restée connectée toute la soirée sur Facebook, cliquant et recliquant sur les messages. En vain. Quand j’ai compris que M. Stevan se fichait totalement de moi, j’ai serré les poings.

Il avait été sympathique. Vraiment. Il s’était montré attentif, aimable. Ce n’était pas la première fois que je rencontrais ce genre de personne, avec qui le courant passe tout de suite bien. Assez pour qu’au cours des premières conversations, j’ai envie d’en savoir plus sur cette personne. Assez pour que je m’ouvre à elle. Non, ce n’était pas la première fois que je rencontrais quelqu’un du genre.
Encore une fois, quelqu’un qui m’avait déçue.

Lorsque j’étais rentrée, le soir, j’étais tout de suite montée dans ma chambre. J’avais ouvert les tiroirs de mon bureau, et en avais sorti des feuilles.
Mes textes.
Des dizaines et des dizaines.
J’adorais écrire, mais d’un coup, cette envie paraissait idiote. Je réentendais les mots du prof dans ma tête, en boucle.

« Improbables. »
« Passer à côté. »
« Manque de maturité. »

Avait-il raison ? Je me suis soudain sentie totalement stupide. Toute la journée, je m’étais persuadée qu’il avait tort de juger mon envie de devenir auteur improbable. Je m’étais répétée qu’il ne valait pas la peine. J’avais fini par me convaincre qu’il ne comprenait rien, et que je devais continuer à y croire.
Comme lui-même avait menti en disant qu’il croyait en moi.

Et là, chez moi, en contemplant toutes ces feuilles, je n’avais qu’une seule envie : tout déchirer. Détruire tous ces sentiments et aventures couchés sur une feuille.
J’en avais été incapable.

Depuis, les textes trainaient là, chiffonnés, dans un coin de ma chambre. Je les regardais comme on regarde une tombe : me demandant pourquoi un beau jour, tout s’en va. On cligne des yeux, et d’un coup, la vie est bouleversée. Je trouvais cela triste à pleurer.

***

- Carmaux Joy ?
- Oui.

Sans regarder le prof, je lève la main pour signaler ma présence. Nous sommes jeudi, et avons deux heures d’histoire juste après la récré de 10h. Autant dire que je suis ravie. Heureusement, nous avons fini les cours après, ce qui constitue un énorme source de soulagement. Une fois le calvaire de voir M. Stevan passé, je serai libre !

J’essaye de ne pas prêter attention aux regards qu’Alex me lance à ma droite. Je lui ai rapidement raconté mon altercation avec le prof, et il sait que je ne suis pas spécialement à l’aise. Je ne lui ai pas dit quel était mon rêve, simplement que je m’étais confiée à ce prof et qu’il en avait profité pour me casser en plein cours. D’autres élèves sont venus me demander ce que voulait dire M. Stevan avec sa phrase ironique d’hier. Je leur ai répondu que je n’en avais pas la moindre idée.

Le prof continue son cours, inexpressif et peu souriant pour une fois. Je suis soulagée : au moins ne me prête-il pas attention. Il doit se dire que me laisser dans mon coin est encore la meilleure façon de…

- … Joy ?

Merde. Le prof m’a posé une question, et je n’ai rien écouté.

- Pardon ?
- Combien de fois depuis 1992 la Constitution Française a-t-elle dû être modifiée à cause d’accords imposés par l’Union Européenne ?

Il est sérieux ? Je suis censée savoir ça ? Ou est-ce encore une tentative pour me déstabiliser ? Je hausse les épaules.

- Aucune idée.
- Au hasard ?
- J’en sais rien, quatre fois ?
- Bravo.

Eh ben, ça c’est de la chance. M. Stevan me sourit, mais je baisse les yeux. Je l’entends quand même me dire :

- Effectivement, quatre, c’est le nombre de fois où elle a été modifiée depuis 1992. Tu l’as vraiment dit au hasard ?
- Ouais.
- Ce n’est pas de la chance là, c’est du talent !

Je ne réponds pas, et le laisse continuer son cours. Il ne m’interroge plus du reste du cours, ce qui me va très bien. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi c’est moi qu’il a questionnée. Il le sait pourtant, que je lui en veux. Visiblement, il s’en fiche, car une nouvelle fois, il me demande de rester à la fin du cours.

- Je dois rentrer chez moi… dis-je, toujours sans le regarder.
- Eh, tu as fini les cours, tu as le temps non ?

C’est exact, mais je n’ai pas envie de rester pour autant. Mais il semble que je n’aie pas le choix. Il ferme la porte de la salle une fois que nous sommes seuls, et s’assoit sur la table qui me fait face.

- Je voulais encore une fois m’excuser pour hier. Je ne te mentais pas, quand je te disais que je croyais en toi. J’avais juste passé un mauvais début de journée, et j’ai été agacé de vous voir parler. Tu sais comme moi que tu es bavarde, mais c’est vrai que j’aurais pu me contenter de te dire de te taire.

Je soupire. Il a raison d’un côté, je n’avais pas à parler durant son cours, mais de là à me balancer tout ça devant les autres… Voyant que je ne réponds pas, il continue.

- J’ai voulu t’envoyer un message d’excuse sur Facebook, mais je me suis dit que cela dépasserait un peu trop le cadre prof-élève. Déjà qu’en général on me reproche de faire trop ami-ami avec vous, alors bon…

C’est vrai, j’en avais déjà entendu parler de ça. Certains le trouvaient trop proche des élèves, et critiquaient le fait qu’il en accepte sur les réseaux sociaux. Je hoche la tête.

- Oui, je comprends, mais…
- Mais c’était bête, je sais.
- Un peu, ouais. Enfin, beaucoup.

Il a à nouveau son sourire un peu triste, et je sens ma rancune fondre.

- Je suis désolée d’avoir bavardé durant votre cours. Mais je ne m’attendais pas à ce que pour autant vous me sortiez ça comme ça devant les autres.
- Je t’ai dit, c’était bête. Navré d’avoir passé ma mauvaise humeur sur toi.

Il a un air si sombre que je n’hésite qu’une seconde avant de lui demander :

- Pourquoi aviez-vous passé une mauvaise journée ?

Il me regarde, étonné de cette question personnelle, et je commence à faire marche arrière :

- Non pardon, cela ne me regarde pas.
- C’est pas grave. Disons que ma copine m’a récemment quitté, et est passée hier soir récupérer ses affaires chez moi.
- Oh… Je… Euh… Je suis désolée.

Secouant la tête, il me sourit, avec toujours ce même sourire triste qui me fait me sentir mal pour lui.

- Pas autant que moi. Excuse-moi, je n’avais pas à te dire ça, c’était…
- Ca va, je ne le dirai pas aux autres.
- C’est pas le problème.

Il soupire, et je comprends soudain ce qu’il veut dire. Un prof ne peut pas être ami avec ses élèves, et n’a pas à leur donner de détails de sa vie privée. Mais il est si jeune et si sympa… Il veut ouvrir la bouche mais je le coupe :

- Je comprends mais bon, je méritais de savoir après votre gaffe d’hier !

Il a un petit rire, et je lui souris en retour. Pendant plusieurs instants, nous restons ainsi, à nous regarder en souriant. Finalement, il reprend la parole :

- Est-ce que tu veux me filer certains de tes textes pour que je te dise ce que j’en pense ? Te donner des conseils peut-être ?
- Oh ! Euh… C’est… C’est assez personnel mais… Ouais, pourquoi pas.
- Si tu ne veux pas, c’est pas grave, je veux juste t’aider.
- Non, si, je… Je vous en donnerai certains, merci.

Je revois les feuilles chiffonnées qui trainent par terre et me note mentalement de les réécrire bien avant de lui donner.

- Je les attends alors. Ca sera avec plaisir que je les lirai.
- Merci, mais c’est vraiment pas extraordi…
- Stop, ne commence pas à te dénigrer alors que je n’ai encore rien vu !
- Mais sérieusement, c’est pas…
- Toi, tu manques de confiance en toi.

Incapable de trouver quelque chose à lui répondre, je me contente de rire et change de sujet.

- Et vous, vous avez toujours voulu devenir prof ?
- Quand j’ai vu le temps de vacances qu’ils avaient, oui.

Son sourire malicieux est contagieux quand même…

- Non mais sérieusement !
- Hmm… Bon, j’ai eu ce rêve de devenir astronaute ou agent-secret comme tous les gamins du monde, mais ensuite… Au début, j’étais comme toi, je ne savais pas ce que je voulais faire. Je n’aimais pas vraiment les cours, je ne m’y sentais pas à ma place. Et puis un jour, j’ai eu une prof de français qui m’a aidé à sortir de ma coquille. Elle avait la soixantaine et des petits-enfants, alors elle était très attentive et patiente. Elle m’a aidé à combler mes lacunes et à avoir confiance en moi. C’est elle qui m’a convaincu que ce métier était celui qui serait mien plus tard. Mais je préférais l’histoire, alors voilà.

Son récit me touche.

- Donc sans elle, je ne vous parlerai pas actuellement ?
- Exactement.
- Eh ben…
- Elle fait partie de ces rencontres qui changent la vie. J’espère qu’un jour, tu en feras une aussi.
- Je… C’est possible, oui.

Il y a un silence, et nous nous regardons tous les deux. Il a vraiment de beaux yeux. Bleus gris, magnifiques. Sa barbe de trois jours a des reflets dorés à cause du soleil. Et ses lèvres qu’il se mord légèrement, ont l’air tellement…
Il se racle la gorge.

- Hum… Enfin bref, je suis content que tu ne m’en veuilles plus.
- Qui a dit que je nous en voulais plus ?

Il paraît hésitant, et je souris.

- Je rigole.
- J’espère bien.
- Bon, je vais finir par vous empêcher de manger si je n’y vais pas. Ce n’est pas parce que je finis à midi que…
- J’ai fini les cours aussi.
- Sérieusement ?
- Eh ouais, 20 heures de cours par semaine, c’est vite passé.

Il a la belle vie en fait ! Surprenant mon haussement de sourcil, il s’exclame :

- Eh, pense pas que je glande tout le temps ! J’ai mes cours à faire, les copies à corriger, les actualités à regarder en permanence… Les excuses à faire aux élèves durant mes pauses du midi !
- Ca vous fera faire un régime, c’est pas plus mal.
- 8 heures de colle.
- Je rigolais !
- Moi aussi.

Je tente de dissimuler mon sourire et regarde l’heure avec mon portable. 12h09. Dommage, mon bus était à 12h05, et le prochain ne vient pas avant 12h40. Je n’ai plus qu’à attendre.

- Un problème ? demande-t-il.
- Rien de grave, j’ai loupé mon bus, je dois prendre le suivant.
- Qui est à… ?
- 12h40.
- Et tu habites où ?

Je lui donne le nom de mon village et il fronce les sourcils.

- Je n’habite pas très loin.
- Ah…
- Ecoute, je pourrais te ramener si tu veux.
- Me ramener ?
- Je suis en voiture moi, j’ai le permis je te rappelle.

Je reste sans-voix. Un prof me ramener chez moi ? Ca risque d’être bizarre, surtout si les autres s’en rendent compte… Il doit sentir mon malaise car il s’empresse de continuer :

- Tu peux attendre deux rues plus loin. Comme ça personne ne te verra monter dans la voiture et ça évite que certains pensent des choses totalement fausses. Enfin, c’est pour t’aider, je ne…
- Euh, je… Je sais pas.

J’hésite. Ca me paraît bizarre, mais bon, ça serait chiant d’attendre le bus… Et puis je sais qu’il ne veut que m’aider, donc où est le mal ? Tant que les autres ne commencent pas à se dire que je suis sa chouchoute ou pire, tout va bien.

- Bah, pourquoi pas, finis-je par dire.
- Ca marche.

Il me dit où l’attendre en précisant qu’il n’en a que pour deux minutes, le temps de récupérer sa voiture. Nous sortons de la salle. Le couloir est totalement vide, la plupart des élèves étant partie à la cantine ou rentrée chez eux.

- A tout de suite, me dit-il tout en souriant.

Je hoche la tête, et commence à marcher dans la direction indiquée. Je ne croise personne, ce qui me paraît être de bon augure. Finalement, j’arrive à l’endroit où je suis censée l’attendre.

Une minute passe. Puis deux. Puis trois. Puis cinq.
Et personne ne vient.

Déchirure -Relation prof-élève-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant