Chapitre 1

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Le 26 mai 1989

— Oscar arrête ! C'est bon, j'ai compris !

Agnès me supplie en protégeant sa tête blonde, elle déteste avoir les cheveux mouillés à cause de sa tendance à friser. La fille de ma famille d'accueil est d'ailleurs obligée de se faire un brushing chaque matin pour paraître tirée à quatre épingles. Divine est le surnom qui lui conviendrait parfaitement. Bien qu'elle soit vraiment jolie, elle passe un temps fou devant son miroir pour se préparer, ajoutant un trait sombre sur ses yeux bleus pour les souligner et un gloss brillant sur ses lèvres pulpeuses. Même totalement décoiffée et dégoulinante, elle garde indiscutablement une classe incroyable.

Identifiant son point faible, je n'hésite pas à m'y attaquer avec le tuyau d'arrosage. Elle n'avait qu'à pas me chercher en me balançant un jet de l'éponge sale avec laquelle elle vient de brosser son étalon noir. Agnès a agi en pleine conscience, elle savait que je rétorquerais. Notre petite chamaillerie la fait enrager, mais également rire. Je pince le bout du tuyau pour augmenter la pression et commente :

— Pas besoin de douche pour ce soir et remercie-moi, au lieu de crier comme une sauvage !

— Tu vas payer ! La prochaine fois, je t'envoie le crottin de Darkness !

Elle n'a pas terminé sa phrase que je vise sa bouche avec le jet. Elle manque de s'étouffer et se protège avec ses mains. Sa coupe au carré s'est transformée en crête de coq et son polo noir lui colle à la peau. Estimant que la jolie blonde en a eu assez, je balance le tuyau dans sa direction et m'échappe en courant à travers l'allée principale de l'immense écurie. Tous les chevaux de compétition sont enfermés dans leurs box alignés et ne sont pas le moins du monde effrayés par notre petit manège, ils ont l'habitude d'assister à nos querelles plusieurs fois par semaine. Je manque de glisser dans une grande flaque provenant du robinet que je n'ai pas fermé lorsque je lui lance par-dessus mon épaule :

— Je te fais bouffer du fumier si t'oses t'approcher de moi !

J'entends dans mon dos le bruit du caoutchouc mouillé sur le ciment lisse et propre, les bottes pleines d'eau, elle s'élance tout de même à ma poursuite. Sans fournir trop d'efforts, je tourne de box en box dans le bâtiment, évitant qu'elle ne m'atteigne. Agnès veut m'attraper, mais je ne la laisse pas approcher. Elle me rappelle ma sœur de sang avec qui je jouais sur le terrain au milieu des caravanes. Picouly a disparu et Agnès l'a peu à peu remplacée. J'ai presque tout oublié du temps où j'étais libre, de ma vie d'avant.

Cela fera bientôt sept ans. J'ai vécu autant d'années sur le campement, qu'ici au haras. Personne ne m'a jamais expliqué ce qu'il s'est passé. Je sais juste que mes parents sont morts et qu'après notre placement, personne n'a demandé à nous voir. Pierrot, Vanessa et leurs deux enfants, Agnès et Tom, nous ont recueillis dans leur famille. Dès mon arrivée au haras, je suis tombé sous le charme de cette demoiselle tandis que de son côté, elle m'a tout de suite adopté, et cela, malgré nos divergences d'éducation. Un lien particulier nous unit.

Malgré toute l'attention que nous porte notre famille adoptive, je sens un grand vide au fond de moi, comme une fissure impossible à combler, une faille profonde que je ne parviens pas à définir.

— Tu croyais vraiment m'échapper, espèce de malade ? crie Agnès avec satisfaction en me sautant dans le dos.

Elle s'accroche à mon cou et me prend pour son cheval, pour la garder contre moi, je passe mes mains derrière ses genoux. C'est un poids plume, pas plus lourde qu'une botte de paille, je pourrais en porter trois comme elle. Connaissant son fichu caractère et appréciant moi aussi d'avoir le dernier mot, j'en profite pour la taquiner :

— J'ai gagné et tu le sais !

Pour continuer de m'embêter, elle frotte sa joue froide et humide sur la mienne. Je frissonne au contact de sa peau et de ses cheveux dégoulinants sur ma nuque. Heureusement, il fait assez chaud aujourd'hui et nous devrions vite sécher.

— En avant, canasson !

J'éclate de rire en la sentant presser ses genoux sur mes hanches comme si elle voulait me faire avancer au galop. Agnès et les chevaux, c'est toute une histoire, telle une amazone, elle ne monte comme personne. La voir ainsi en communion avec eux et particulièrement Darkness est un réel plaisir, surtout pour moi qui suis un piètre cavalier.

— Me prends pas pour un âne, j'ai gagné ! Je veux une confidence !

Je m'arrête devant le box de l'étalon noir pour le jauger. Il est né dans le haras et a été sélectionné pour ses compétences aux sauts d'obstacles, la passion de mon amie. Robuste et de grande taille, son allure harmonieuse est très remarquée dans les concours équestres.

Sans me lâcher, Agnès vérifie que la serrure est bien verrouillée.

— Il est beau, pas vrai ? commente-t-elle avec admiration et amour.

Comme si l'équidé au croissant de lune blanc sur le chanfrein avait compris sa maîtresse, il secoue lentement sa crinière ébène et relève ses lèvres pour montrer ses dents à peine jaunies par l'herbe et le foin. Agnès tend sa main pour que Darkness approche ses larges naseaux. Lorsque le poil soyeux et la peau délicate des deux complices entrent en contact, chacun ferme simultanément les yeux l'espace d'une seconde. Leur connivence m'agace. Pour les ramener à la réalité, je cogne la barrière du pied, toise le cheval docile et remonte fièrement Agnès qui glissait le long de mon dos, puis je la questionne en tournant les talons :

— Et mon secret ?

— J'y réfléchis ! Tu le veux sur quoi ?

Nous sommes interrompus par l'arrivée de Pierrot, furieux de découvrir les caniveaux gorgés d'eau. D'un pas décidé, l'adulte au regard noir et intransigeant fonce sur le robinet toujours ouvert et le ferme. J'observe du coin de l'œil son visage contrecarré, son menton affirmé, ses traits tendus et ses gestes vifs. Comprenant qu'il est effectivement fâché, je fais descendre Agnès. Je redoute une brimade et préfère prendre mon air innocent pour écouter l'homme à la voix autoritaire. Les bras dans le dos, je suis presque au garde à vous tandis que ma jeune amie tente d'essorer son polo.

— Je vous ai déjà dit de ne pas laisser couler l'eau ici ! nous reproche-t-il agacé. Si vous avez terminé, passez à la douche et à table, le repas est presque prêt !

Nous échangeons un regard complice avant de sortir et traverser la cour. Le couple de Bergers allemands nous rattrape et sautille autour de nous en partageant notre excitation. Pour rejoindre la maison, nous coupons par le grand carré de pelouse que nous n'hésitons pas à piétiner, bravant ainsi l'interdit. Mercutio, le mâle, marche dans mes pas, si près de moi, qu'il manque de me faire tomber.

L'imposante bâtisse blanche du dix-huitième siècle, à l'aile droite recouverte de vigne vierge, se dresse devant nous. Je marque un temps d'arrêt pour admirer la vue et caresser affectueusement les deux chiens qui me font la fête avant de rentrer. Je contemple la grande maison bourgeoise, haute de trois étages, que par humilité personne n'appelle château, avec d'un côté son parc fleuri, très coloré, et de l'autre les enclos quadrillés, parfaitement alignés. L'ensemble m'impressionne toujours par sa dimension phénoménale et sa noblesse. Le bâtiment, dont la façade est immaculée, tranche avec les briquettes empourprées et chaleureuses des écuries. Séparées par une allée de gravillons, elles sont légèrement dissimulées par le manoir. Le haras des Botchecampo est un domaine à l'apparence paisible.

Agnès est déjà assise sur le banc de la buanderie. Au milieu des imperméables pendus sur la lignée de porte-manteaux, elle retire avec précaution ses bottes avant de les ranger sur les étagères. Je balance les miennes d'un coup de pied sous le grand évier en pierre et me plante devant elle.

— Alors mon secret ?

Elle se lève et me bouscule pour entrer dans la cuisine, marquant à chaque pas le carrelage à cause de ses chaussettes humides.

— Après manger, si t'es sympa ! me lance-t-elle, un sourire à la commissure des lèvres.

Cette fille va me rendre fou. C'est toujours la même chose : je me fais avoir dans nos querelles. Il est convenu que le vaincu offre une confidence à son adversaire. C'est le principe, mais Agnès me laisse patienter des heures avant de lâcher son ridicule secret. Je suis trop gentil avec elle. C'est la dernière fois...

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant