Chapitre 14

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Sans coutume particulière, Nona est enterrée auprès de mes ancêtres sous le regard attristé des deux cent cinquante personnes ayant fait le voyage. En traversant le cimetière communal, Paco s'arrête brusquement et m'indique le tombeau où reposent mes parents. Nous nous recueillons tous les deux quelques minutes, le temps pour moi de lire les noms de oma et opa et de découvrir leurs dates de naissance en reniflant trop fort tandis que mon cœur bat à vive allure. Un frisson parcourt tout mon corps lorsque je réalise qu'ils sont là, devant moi. Puis mon frère qui comprend que j'étouffe et retiens un sanglot me pousse afin de rejoindre le cortège.

Pas de déplacement à l'église, malgré les convictions religieuses, un prêtre bénit tout de même le cercueil avant la fermeture du grand caveau en marbre noir surplombé d'une croix en bronze. Les gitans ne sont pas mis en terre.

Je suis très détaché de tout ce qu'il se passe, des envahisseurs, parents éloignés, cousins et amis que je ne connais pas. Ceux-ci repartent aussi vite qu'ils sont venus, après avoir partagé un dernier repas sous le chapiteau dressé pour l'occasion à proximité du chalet.

En peu de temps, la vie au camp reprend son cours, pour tout le monde, sauf moi. Chaque heure de chaque jour, c'est plus fort que tout, je ne peux pas résister, je pense à Agnès. Elle habite tout mon être, elle est dans ma tête, je ne peux plus me concentrer sur rien sans me retrouver assailli par le chagrin. Cette situation est insupportable. Je suis prêt à tout pour la moindre nouvelle ou information sur mon amour perdu. À peine quelques temps après les obsèques, l'envie de la revoir est devenue si intense que je décide de me diriger vers le haras.

Une fois sur place, je ne me montre pas et me cache derrière la grande haie de sapinettes d'où j'observe chaque va-et-vient. Ma moto garée un peu plus loin, les chiens ne préviennent pas de ma présence, et personne ne se rend compte que je suis là, tout près d'eux.

Je prends ainsi l'habitude d'y aller tous les jours, selon mes anciens horaires de travail et me positionne toujours au même endroit. Malgré mes attentes, je suis sans cesse déçu, à mon grand désespoir le haras demeure vide et silencieux : Agnès ne s'entraîne plus, elle a disparu, Darkness est seul dans son pré, au repos. Parfois, j'aperçois Loupapé tondre les pelouses où Pierrot dresse ses chevaux. Vanessa est plutôt discrète dans les jardins et quand elle sort, elle marche comme si elle portait toute la misère du monde sur ses épaules.

J'ai envie d'aller la voir, de l'implorer de m'aider, mais je n'ai aucune certitude qu'elle le fasse. Pourtant, un après-midi, après avoir remarqué que Pierrot quittait le domaine, j'attache Diabla à un pilier et j'escalade la clôture. J'ai bien observé, Loupapé est dans l'écurie avec Tom et les deux chiens, Vanessa est donc seule dans la maison.

Je traverse par-derrière et m'applique à ne pas faire de bruit pour que Lucrèce et Mercutio ne m'entendent pas. Diabla, très obéissante, n'aboie pas quand je m'éloigne d'elle. Elle est bien dressée et je suis heureux de l'avoir avec moi. Sa compagnie m'est précieuse en ce moment, je suis tellement abattu par la situation que je passe mon temps à lui faire la conversation.

Je contourne l'allée de rosiers en fleurs et traverse le petit chemin de gravillons blancs pour atteindre la buanderie. Pour mon plus grand étonnement, Vanessa est justement dans la pièce. Tout ce que je m'étais préparé à lui dire s'envole à l'instant où elle se tourne vers moi.

— Qu'est-ce que tu fais là ? m'interroge-t-elle, surprise en ouvrant la porte.

Elle écarquille ses yeux bleus et vérifie autour d'elle à la recherche des chiens absents, puis elle essuie ses mains sur le tablier qui couvre sa jupe écossaise avant de croiser les bras pour se donner une contenance. Face à elle, je ne bouge plus, complètement tétanisé et au bord des sanglots. J'ai tant envie de me jeter dans ses bras pour lui demander pardon, de je ne sais pas quoi d'ailleurs. On ne s'excuse pas d'aimer, si ? Je bégaie un bonjour et tente de m'avancer pour l'embrasser, mais elle met sa main devant elle pour m'empêcher de faire un pas en avant et me répond avec fermeté :

— Bonjour ! Qu'est-ce que tu veux ?

Je me raidis aussitôt au son de sa voix et comprends à son regard que je ne la ferai pas flancher. Je suis blessé de découvrir qu'elle a été conditionnée et préparée par Pierrot, qu'elle a pris position contre moi, que je ne pourrai pas revenir en arrière. Cela me fait si mal de la voir elle aussi me rejeter. L'illusion que je m'étais faite s'effondre, Vanessa ne m'aime pas comme un fils, elle ne s'attendrira pas sur mon sort. Au contraire, elle demeure froide et sèche et cela me brise un peu plus. Finalement, dans un dernier espoir, je lui demande la seule chose dont je me soucie :

— Vanessa, s'il te plaît, dis-moi si Agnès va bien.

Elle détourne le regard et tire sur son tablier pour faire mine de le défroisser. Elle réfléchit sans doute à ce qu'elle va me répondre et qu'elle a dû mûrement préparer. Elle finit par lever ses yeux fuyants alors que je suis au bord de l'agonie pour m'envoyer balader :

— Pierrot a été clair, nous ne voulons plus te voir tourner autour du haras. S'il apprend que tu es venu, il sera extrêmement furieux.

Je soupire et manque de défaillir, je me rattrape au mur pour ne pas flancher davantage. Elle ne réagit pas et ne comprend pas que je souffre, que je suis désespéré. Au contraire, elle prend un ton plus ferme pour clore notre entretien.

— Oublie Agnès, laisse-lui l'opportunité de vivre une vie heureuse ! Qu'as-tu à lui offrir, Oscar ? Une vie dans une caravane ? Est-ce que tu y as réfléchi seulement ?

Je hausse les épaules et fais non de la tête. J'avais des plans avec Agnès, mais je ne sais plus s'ils sont réalisables. Je suis perdu sans elle.

— Tu veux de l'argent ? C'est ça ? Écoute, on est prêts à t'en donner si tu acceptes de ne jamais revenir, si ça peut t'aider à faire ta vie...

C'est la pire des choses que je n'ai jamais entendue dans sa bouche. Comment ose-t-elle imaginer m'acheter ? Je suis blessé, offusqué, vexé par son offre, je la refuse sur-le-champ sans même y réfléchir une seule seconde. Je ne suis pas venu pour ça, Agnès n'a pas de prix, alors je lui avoue :

— Je ne veux rien, tu ne comprends pas ? Je l'aime ! Je l'aime vraiment !

— Agnès ne t'aime pas ! Va-t'en maintenant où j'appelle Loupapé !

Elle parle fort et me pousse à reculer. J'ai envie de la cogner, de la faire souffrir, de la fracasser, la torturer pour qu'elle me dise enfin l'endroit où ils ont caché Agnès. Je serai capable de tout entreprendre pour elle, et pourtant, je ne fais rien. Je baisse les bras, je pleure, et m'en vais me réfugier derrière les sapinettes en courant, comme quand j'étais petit et que je chouinais seul devant le grand portail. Je maudis cette famille, je les hais. Je frappe du pied dans le pilier auquel est attachée Diabla, avant de la libérer et de m'effondrer par terre pour chialer de rage en attendant que la nuit tombe. Comme chaque soir, la lumière de la chambre aux tapisseries rose reste éteinte.

Je patiente au même endroit avec Diabla en désirant chaque fois son retour. Je fume toutes les cigarettes de mon paquet en guettant l'éclairage qui ne s'allume jamais. Les jours passent et je perds le fil du temps jusqu'à la rentrée.

Lorsque l'heure de reprendre le lycée arrive, je gare ma moto dans la rue face à l'entrée, assez tôt pour être certain de ne pas la louper. Je n'ai qu'une idée en tête : l'apercevoir, trouver sa chevelure blonde parmi les autres élèves.

Les deux pieds posés sur le trottoir pour caler mon bolide, j'observe chaque adolescent qui se présente. Peu importe que je les connaisse, je n'ai pas envie de leur parler. Certains viennent me saluer, mais je les ignore ou les envoie balader de peur de rater l'apparition d'Agnès.

Je veux la voir. Je l'attends, longtemps, et au fur et à mesure que les minutes, les heures passent, mon cœur se brise à nouveau. Vers dix heures, une voiture s'arrête à proximité de moi, une de ses amies en descend. Lorsqu'elle me reconnaît, elle s'avance rapidement pour me dire bonjour. J'en profite pour lui demander si Agnès va venir, mais elle me répond par la négative.

— Elle a changé de lycée, elle est en pension, il me semble ! Désolée, Oscar, je suis en retard. Je ne peux pas t'en dire plus...

L'école sans Agnès n'a plus aucun intérêt, je n'ai plus l'énergie ni la force, j'arrête tout ! Je ne me remettrai jamais de sa disparition. Je repars abattu et rentre au terrain pour m'enfermer dans ma caravane avec Diabla. Sa tête posée sur mon lit, elle me regarde avec tristesse. Mon dernier d'espoir de revoir mon amour vient d'être anéanti. Je réalise que tout est fini, je l'ai perdue pour de bon.

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant