Chapitre 13 (suite)

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***
Je roule vite comme si j'étais poursuivi par la douleur, je fonce droit devant pour fuir loin, refusant qu'elle m'attrape. En état de choc, je ne suis plus moi, seulement une ombre, un spectre errant, une âme égarée dans le néant. Mon casque à la main, je me dis que tant pis si je tombe, si je me blesse, ou pire, si je meurs. Mon existence n'a plus de sens, rien de pire ne peut m'arriver. J'ai perdu Agnès et tous nos projets d'avenir. La vie est injuste avec moi, je la hais de me faire souffrir ainsi, de me faucher mon bonheur. J'ai envie de me foutre en l'air, de me faire mal pour arrêter de penser, de tourner en boucle cette mauvaise histoire.

J'étais si heureux dans les bras d'Agnès, je l'aime comme un fou. J'aurais pu gravir des chaînes de montagnes pour elle et Pierrot ne me donne aucune chance de faire mes preuves. Il a tout détruit, tout est de sa faute. Il m'a accueilli chez lui et a tenté de m'inculquer des valeurs de tolérance et de compassion que lui-même ne respecte pas en me traitant de la sorte. Il m'a laissé penser que j'étais un des leurs, qu'il m'appréciait, j'y ai cru alors que je ne suis rien. Il m'a mis plus bas que terre. Tous ses principes partent en fumée dès qu'il s'agit de sa famille. Je vois clair dans son jeu maintenant. Il m'a manipulé, m'a élevé comme il dresse un cheval et quand celui-ci ne répond plus à ses attentes, il s'en débarrasse sans remords.

Je passe trop près d'une branche de chêne qui me griffe le visage et m'oblige contre mon gré à être plus attentif au chemin parsemé de cavités qui pourraient me faire perdre le contrôle de ma bécane. À cet instant, me fracasser contre un arbre serait pourtant moins douloureux que la disparition de celle que j'aime par-dessus tout.

J'entre dans la forêt sans me rendre compte que les paysages de prairies à perte de vue sont désormais derrière moi. Je m'approche du campement, de ma famille. Je pense à mes frères et ma sœur, dont je me suis si différent. Tout serait si simple si mon âme était légère comme celle de Tito. Pourquoi me suis-je entiché d'Agnès ? Pourquoi elle, bon sang ?

Le haras qui me semblait si protecteur et familier me tourne le dos, me rejette, me trahit. J'ai perdu ma famille d'adoption, celle dont je me sentais le plus proche, il ne me reste que les gitans que j'ai tant reniés. Le terrain, parfois encore étranger, est mon dernier refuge. Je n'ai plus que lui qui me maintient la tête hors de l'eau, qui me tourmente aussi, mais qui ne cesse d'être dans mes tripes. Ma sœur et mes frères et l'atmosphère bienveillante qu'ils prodiguent autour de moi sont ma source, mes racines. J'ai beau vouloir m'éloigner, je reviens sans cesse vers eux. Notre lien est plus fort que tous les a priori que j'ai pu avoir par le passé.

Je bifurque machinalement au croisement du calvaire pour m'engager sur le chemin de terre qui me mène chez moi quand je découvre au loin des gyrophares bleus. Il ne manquait plus que ça...

Mon cœur brisé n'en peut plus. C'en est trop, je défaillis quasiment, tout tourne en boucle dans ma tête. La nuit du drame revient encore ! Je force sur la poignée d'accélération en repensant à cette soirée où l'enfer a commencé. J'oblige ma moto à aller au bout de ses capacités. Je songe à mes frères, j'ai peur qu'en mon absence, il leur soit arrivé quelque chose d'épouvantable. Je me souviens des lumières bleues la nuit du drame. Je retiens tout mon souffle en suppliant le Dieu du catéchisme de ne pas me les enlever.

Un camion rouge et une voiture de gendarmerie sont garés à l'entrée du campement. Je passe à côté sans me soucier de mon casque accroché à mon bras ni du regard chargé de reproches de l'agent. Je découvre aussitôt un attroupement du côté du chalet, tandis que je m'arrête pour descendre de ma moto et la laisser là, sur sa béquille, au milieu de l'allée face à la caravane de mon oncle restée ouverte. Je sens qu'il est arrivé quelque chose d'imprévu. Je m'élance inquiet vers le chemin de notre campement et quand j'aperçois Paco et Tito, je suis soulagé. Ils sont tous les deux assis côte à côte sur un banc, parmi un petit groupe d'hommes.

Un peu plus loin, j'entends des pleurs et des jérémiades. Je tourne la tête dans leur direction, vers la caravane vétuste aux tentures colorées, je comprends aussitôt ce qu'il se trame...

Je l'avais senti ce matin, ce mauvais pressentiment, cette façon de me dire au revoir. Ma joue me brûle à l'endroit de la griffure. Mes larmes glissent jusque dans mon cou. Pour ma petite grand-mère, je l'aimais bien, et pour Agnès... Je viens de perdre, à quelques heures d'intervalle, les deux seules personnes avec qui j'entretenais un lien affectif particulier. Je suis exténué, brisé. Mon esprit s'égare, mon corps tangue, sans équilibre. Sur le point de m'effondrer, je ne tiens plus debout. J'essaie pourtant de garder la face, par fierté, je ne veux pas que l'on me pense faible dans le camp.

En voyant ma détresse, Paco se lève et fonce sur moi. Il me prend par les épaules et chuchote, en étouffant un sanglot :

— Elle a parlé de toi quand tu es parti, et après plus rien !

Ne désirant pas pleurer devant moi, il tourne le dos et s'appuie contre le grand pin où les gars aiment se mettre à l'ombre lorsqu'il fait trop chaud. Il se baisse pour ramasser une pigne. Picouly, son bébé dans les bras, s'avance vers nous. Furtivement, elle me caresse la joue tandis que je reste immobile, les yeux dans le vague. J'encaisse en silence les coups toujours plus violents. La famille est là, au complet, et mon chagrin à ce moment devient immaîtrisable. Je ne retiens pas les perles salées qui inondent mon visage ni les sanglots saccadés qui secouent mon corps. Personne ne sait que je ne pleure pas que Nona.

Aujourd'hui, j'ai la sensation d'avoir tout perdu : mon amour et maintenant ma grand-mère, mon futur et la mémoire de mon passé. Rien ne pourra jamais remplacer l'une ou l'autre. Un homme en costume sort de la caravane pour parler avec mon oncle.

— C'est le médecin qui a dit qu'elle était morte. On va aller acheter tout ce qu'il faut pour le veillage. La famille va arriver... indique Picouly.

La communauté est unie dans le même chagrin, le souvenir de Nona et l'amour qu'elle prodiguait sans faire de différence entre sa descendance. Elle devient une étoile. Si j'avais imaginé ce matin qu'elle allait rejoindre mes parents, je lui aurais soufflé un message pour eux. Je voudrais tant qu'ils sachent qu'ils peuvent compter sur moi, que je veille sur eux, que je ne les oublie. Ils ne sont pas morts en vain, je les vengerai.

Tout s'organise très vite sur le terrain. Telles des fourmis qui ont besoin de s'occuper l'esprit pour enterrer leur peine, chacun vogue à ses tâches. L'oncle part prévenir la famille qui ne vit pas sur le camp. Les hommes font un feu gigantesque à côté du barbecue et sortent les chaises et les bancs du chalet en prévision des caravanes qui ne vont plus tarder. Les femmes s'agitent à préparer la soupe en grande quantité. Les gens sont tristes, mais respectueux, chacun porte son chagrin avec humilité, voulant honorer la grand-mère. Tandis que j'erre au milieu de toute cette effervescence, Diabla me suit comme mon ombre. Exceptionnellement, je n'ai pas envie de m'isoler sur mon talus alors je me promène, écoutant ceux qui racontent des souvenirs et des anecdotes.

Je les entends parler, réalisant à peine ce qu'il se passe. Je n'arrive pas à accepter l'idée d'avoir perdu ma nona et Agnès. Je suis mort d'inquiétude pour cette dernière, en imaginant les remontrances de Pierrot au haras.

Un peu plus tard dans la soirée, une fois que les pompes funèbres ont terminé de préparer Nona, je suis autorisé avec les proches à lui dire au revoir. Elle est belle et paisible, allongée dans son lit, comme si elle dormait. C'est la première fois que je vois un corps sans vie, éteint de toute émotion. J'ai quelques frissons et malgré mon envie de me pencher sur elle pour lui embrasser la main, ses doigts si doux qui me caressaient le front, je reste bloqué. Elle m'impressionne, me fait peur, mais je me résous tout de même à lui parler comme le fait ma famille, avec des fautes et un accent, pour être certain qu'elle me comprenne. Je m'incline vers son oreille et dans l'espoir qu'elle m'entende, je murmure :

— Je vais m'ennuyer de toi, nona. Dis à mes parents qu'ils me manquent aussi. Dis-leur que j'ai juré de les venger. Dis-leur que j'oublierai jamais !

Le départ de Nona me déchire. La séparation forcée avec Agnès me brise. Je me sens détruit, broyé de toutes parts. Je suis au fond du gouffre et personne au camp ne soupçonne les raisons de mon chagrin démesuré. 

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant