Chapitre 17 (suite)

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***

Trois cents francs. Voilà ce que contenait l'enveloppe que Yankee m'a donnée. Il ne se moque pas de moi et me récompense bien au-delà des efforts que j'ai fournis. Il m'aurait fallu soixante heures de travail chez Pierrot pour gagner autant. Ramasser quelques branches de bois en forêt et piller une baraque de sale bourgeois est plus gratifiant que nettoyer le crottin des pur-sang. À coup de trois cents francs la journée, je pourrais assez vite détenir un sacré paquet de fric. Dommage que j'ai déjà craqué la moitié dans un tatouage que l'ami de Yankee m'a fait en début de soirée ! Je ne regrette pas cette dépense, désormais, j'ai gravé sur ma poitrine, au plus profond de mon épiderme, le premier indice que m'avait accordé nona. Le dessin des deux poignards plantés dans mon cœur ne me détournera plus de la quête que je mène pour découvrir qui sont : « les oncles ». Je garde bien en tête qu'ils sont plusieurs à avoir entraîné la perte de mes parents.

Ce soir, mes frères ne m'ont pas vraiment donné le choix, je me suis plié à leur demande de les suivre en discothèque. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, je me laisse porter par l'euphorie qu'ils dégagent et accepte de monter à l'arrière du fourgon qu'un cousin conduit. Cette première fois me semble tout à fait invraisemblable. Dans quoi, me suis-je embarqué ? N'ayant pas l'âge lorsque j'étais au haras, je ne suis jamais sorti en boîte de nuit et depuis mon retour au camp, je n'en ai jamais eu l'envie. Passer la soirée à côté d'un Bastian saoul et qui se rend intéressant aurait été au-dessus de mes forces.

Entassés autour du caisson qui bat le tempo de la musique techno, nous sommes huit assis à l'arrière du fourgon, à même le plancher recouvert d'un morceau de moquette propre. Le petit plafonnier éclaire les visages radieux tandis que je m'interroge sur l'issue de la fête en voyant l'alcool couler à flots.

— Venez, on boit un coup pour le Bastian ! lance Paco en faisant tourner une bouteille de whisky.

Chacun avale une gorgée en silence, directement au goulot, laissant les basses de la musique violenter son cœur. Peu m'importe le sort de ce cousin si jaloux et antipathique, je ne trinque pas à sa santé, mais à ma nouvelle vie, sans autorité ni pression, loin de la moralité de mon éducation.

Je me sens presque à ma place dans cette société, j'accepte enfin mon hérédité avec les gitans. À cause de tout ce que j'ai entendu sur eux durant mon enfance ainsi que l'instruction de Pierrot, je ne leur avais laissé aucune chance. Désormais, je connais leur affection et la chaleur de leur foyer, je me rends bien compte qu'ils sont solidaires entre eux, unis et plus complices que n'importe quelle famille bourgeoise que j'ai pu rencontrer. Les gens du voyage sont des êtres à part qui profitent de l'instant présent, aimant la vie et la liberté qu'elle leur procure. Je les admire. Ils n'ont que peu de soucis, à peine de quoi survivre, pas de projets et se comportent pourtant comme les rois du monde.

La musique s'arrête net alors que la camionnette ralentit et se gare. Tel un troupeau de bétail, nous descendons et je suis le clan familial qui se faufile avec discrétion dans la nuit vers l'entrée de la boîte. Je lis sur le néon violet accroché à la façade au crépis orange : Le Puma, nom de la seule et unique discothèque de toute la région. Le parking est plein et j'en déduis à la fréquentation que les lieux sont connus.

Sous un perron éclairé, un videur, taillé comme une armoire, nous dévisage les bras croisés sur son blouson en cuir. À notre arrivée, il nous bloque le passage et interpelle Paco de sa voix grave :

— Vous êtes combien ?

Paco s'avance en roulant les mécaniques, pas le moins du monde impressionné par le géant à la gueule abîmée qui le dépasse d'une tête et fait deux fois son poids.

— On est onze !

— Vous êtes nombreux, ce soir. Pas d'histoire, compris ? interroge la mâchoire tendue aux dents dorées. Sinon, c'est direct la porte pour tout le groupe !

— Tu peux me faire confiance ! s'engage Paco en mettant une tape sur l'épaule du videur.

Je souris en le voyant faire, j'aime la façon dont mon frère se comporte. Il a toute la carrure d'un chef, c'est évident. Je dois prendre modèle sur lui et arrêter de raser les murs du camp. Bastian ne doit plus m'impressionner, ni lui ni quiconque. Je suis un homme maintenant, j'ai grandi et même si je reste plutôt fluet, je n'ai pas peur de me battre. Je peux affronter Bastian, j'en suis certain. Je ne suis plus le petit prétentieux arrivé il y a quelques années. Désormais, je connais les codes du camp, les principes, la hiérarchie et aussi les failles...

La porte s'entrouvre et la musique beaucoup trop forte à mon goût nous accueille. J'entre le dernier, clôturant la longue file indienne de cousins qui se déplacent dans l'obscurité de la discothèque comme en terrain conquis.

Rapidement nous nous installons dans un coin de la grande salle, sur des banquettes rouges en velours, tandis que Paco et Yankee partent commander quelques bouteilles d'alcool.

Déjà bien enivrés, les hommes continuent de boire, alternant les arrêts pour fumer et quelques pas sur la piste de danse. Je préfère rester assis à discuter avec Yankee que j'apprécie beaucoup.

— Picouly ne t'en veut pas quand tu sors ? lui demandé-je assez fort et proche de son oreille pour qu'il m'entende.

Connaissant le caractère bien trempé de ma sœur, je suis surpris que celle-ci le laisse aller et venir à sa guise.

— Elle sait que je la respecte et elle a raison de me faire confiance. Je n'suis pas comme eux, m'indique-t-il d'un coup de menton.

Sur la piste de danse, deux de mes cousins mariés flirtent avec des filles. J'ai déjà entendu un nombre de récits sur les infidélités des hommes qui aiment se vanter de leur tableau de chasse. Au camp, les femmes ferment les yeux sur leurs aventures, elles gardent la tête haute, se réconfortant en pensant qu'elles sont les mères des enfants et que le divorce n'existe pas chez nous.

Yankee me paraît très amoureux et très respectueux envers ma sœur. Je me serais senti très mal à l'aise si j'avais dû mentir à Picouly pour le protéger.

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant