Chapitre 23

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Trois ans plus tard.

J'ai fini par convaincre la plupart de mes cousins, y compris les plus réfractaires de travailler pour moi. Dorénavant, une bonne partie de ma famille est entrée dans ma nouvelle organisation, centralisée pour l'essentiel sur les vols de voitures et vit désormais dans l'attente de mes directives. Nous nous sommes réparti des secteurs géographiques pour ne jamais opérer au même endroit. J'ai également mis au point une multitude de techniques pour braquer les bagnoles. Parfois, nous posons au milieu de la route en pleine nuit un siège de bébé avec une poupée à l'intérieur. Les gens s'arrêtent et nous les détroussons sans trop d'efforts. D'autres fois, un de mes nombreux cousins que j'ai embrigadés fait le mort sur le bas-côté. Nous pouvons ainsi voler le véhicule des individus qui descendent pour porter assistance au faux blessé. Nous savons nous faire passer pour des agents du gaz ou d'EDF auprès de personnes âgées crédules et en profiter pour les dépouiller de leurs biens, dont la voiture. Nous rentrons aussi dans les belles maisons dont les propriétaires sont partis en vacances, laissant leurs autos dans les garages. Les idées ne me manquent pas et notre fonctionnement s'est bien amélioré et a gagné en efficacité. Je n'éprouve aucune culpabilité à exercer cette activité malhonnête qui consiste à prendre aux autres pour mon propre bénéfice.

Je choisis les plus riches, ceux qui m'ont tant dénigré, qui vivent dans leur petit confort. Je les hais, je leur en veux de m'avoir exclu, je souhaite qu'ils paient pour Pierrot et son indifférence.

Notre terrain fait peau neuve, nous avons tous de belles caravanes et des voitures récentes. Les cousins me font confiance, je suis devenu une référence en matière de vol, mais aussi en redistribution des sommes folles que je récupère chaque semaine. Je peux dire que les affaires roulent plutôt bien pour moi. Je suis à la tête d'un sacré paquet de fric.

Si je n'en suis pas encore le chef, je suis reconnu comme le leader du camp de gitans le plus organisé de la région. Toute la communauté des gens du voyage parle de nos succès, nous ne passons pas inaperçus.

Loran ne touche plus rien et cela me donne pleine satisfaction de le voir mendier aux uns et aux autres, il n'est que l'ombre de lui-même. La seule caravane inchangée et qui demeure d'époque est la sienne, son prestige a disparu. Plus personne ne fait attention à lui. Je le tolère, lui et la fausse place de chef qu'il occupe toujours, car je souhaite plus que tout découvrir ce qu'il cache d'autre. Il pense que je l'ai oublié, mais je ne perds jamais de vue mes objectifs. J'espère arriver à le faire parler. Tant qu'il reste vivant et sur le terrain, je peux encore connaître la vérité.

En termes d'indulgence, il y a également Hubert. Je ne l'aime pas, mais il est important pour le bon déroulé de mes opérations, du coup je ne peux pas me permettre de l'évincer, je m'en méfie tout de même comme de la peste. Il a vraiment compris qu'il ne réussirait pas à m'entuber. Je suis présent et surveille chacune des transactions dans son garage.

Un soir, tandis que je lui livre mon plus beau trophée : une Porsche, Hubert m'invite avec mes frères et nos deux complices Stazek et Karlo à dîner dans un sublime restaurant de Bordeaux, en face du Grand Théâtre.

Pendant que nous nous mettons à table dans la salle luxueuse aux lumières tamisées, Hubert commande du champagne et précise avec fierté sans me quitter des yeux :

— J'ai quelque chose de spécial à fêter, ce soir ! Je vais me marier !

Ce n'est pas la première fois que nous passons du temps ensemble, nous avons pris l'habitude de dîner ou de sortir pour arroser nos affaires florissantes. Hubert nous a même présentés à plusieurs de ses relations amicales, comme si nous étions ses associés. Il aime se sentir entouré et avoir une petite cour qui gravite autour de lui. Je le soupçonne de nous utiliser pour montrer qu'il a de l'influence, que grâce à notre image de gitans, il devient intouchable. Il pense qu'avec nous, il ne craint rien, que nous le protégeons. Il ne sait pas que les gens du voyage ne sont soudés qu'entre eux, que les étrangers ne valent rien, qu'il n'y a que la famille qui compte. À mes yeux, ma relation avec Hubert ne représente qu'un tremplin pour atteindre richesse et pouvoir, je n'ai et n'aurai jamais confiance en lui. Cependant, grâce à ses connaissances, nous nous faisons une place parmi la bourgeoisie. Nous sommes souvent reçus dans les plus grands restaurants, conviés à la table de personnes parfois influentes.

Ce soir, une chaise reste vide à côté du gros garagiste qui remonte ses lunettes pour mieux lire la carte tendue par un serveur. Je m'interroge sur l'invité surprise qu'il nous réserve.

— Mademoiselle Botchecampo est arrivée !

Je suis stupéfait par l'annonce, je pense même que le garçon a fait une erreur et je pivote vers Hubert pour l'observer. En découvrant son air triomphant, le doute n'est pas permis. Je ne connais qu'une seule et unique personne qui porte ce nom. Agnès ne peut pas être ici... Mon sang ne fait qu'un tour, je suis furieux et ahuri à la fois. Mon genou tremble sous la table quand Hubert se lève.

— Je reviens... précise-t-il avant de se diriger vers l'entrée.

Je me mords l'intérieur de la joue pour rester tranquille et garder la tête froide, je me retiens de courir vers le hall pour vérifier l'identité de l'individu annoncée. Tito se penche vers moi et me lance un grand sourire aux lèvres :

— C'est Agnès ou je rêve ?

Mon cœur s'écrase par terre lorsqu'en effet, la silhouette que je connais si bien apparaît au bras de mon collègue trafiquant.

— Je ne vous présente pas Agnès ! dit-il, affichant un rictus vainqueur dans ma direction. Ma fiancée...

Je n'en reviens pas, je vis un cauchemar. Comment Agnès peut-elle être sur le point de se marier avec ce gros lard d'Hubert qu'elle détestait tant au collège ? Comment a-t-elle pu consentir à cette union ? Elle était indépendante et a toujours eu en horreur les codes bourgeois ! Cette Agnès qui apparaît en face de moi ne peut pas être celle que je connais.

Tito se lève le premier pour féliciter notre amie d'enfance et notre associé, tandis que le regard de la jeune fille passe de moi à Hubert. Stazek et Karlo la saluent à tour de rôle, pendant les effusions qui gratifient le couple, un sommelier dépose les flûtes sur la table. Il attend patiemment qu'Hubert lui fasse signe de nous servir le champagne.

J'observe la scène scotché à ma chaise, incapable de bouger, ne pouvant quitter des yeux Hubert qui tient Agnès par la taille et me fixe avec attention. J'ai les jambes coupées, la gorge nouée, je me sens très mal. J'ai imaginé une multitude de scénarios, mais j'étais loin de penser qu'Agnès se marierait avec un escroc obèse et indélicat. Il y a à coup sûr une raison derrière cette union, Agnès ne peut pas l'aimer. J'en viens au constat qu'elle épouse son portefeuille. Je me demande si elle est au courant de ses affaires et de la manière dont il les dirige, mais au vu de sa mine perplexe et furieuse j'en conclus que ce n'était pas le cas.

— Oscar, tu ne dis pas bonsoir à ma fiancée ? lance-t-il triomphant.

Je m'étouffe en entendant Hubert appeler Agnès sa fiancée. Je ne peux pas les saluer, c'est impossible. Je me lève brusquement et fonce vers les toilettes. J'ouvre la porte d'un coup sec et la claque derrière moi. Le choc de nos retrouvailles passé, j'ai envie de tout casser, tout défoncer autour de moi et surtout la sale gueule du gros que j'imagine tripoter celle que j'aime. J'allume le robinet d'eau froide à fond et glisse la tête dessous. J'ai besoin d'y voir plus clair avant de pouvoir affronter ce dîner qui s'avère être l'une des pires épreuves de mon existence. Le liquide glacé me rafraîchit les idées, me calme et me fait réaliser dans quelle situation je me suis mis. Je vais devoir bouffer avec la femme de ma vie et son futur époux...

Merde ! Je suis pris au piège, je ne peux pas tout foutre en l'air, tout ce que j'ai construit... Toute ma famille compte sur moi, Karlo et Stazek ne comprendraient pas. Je pousse un râle et ferme le robinet. Je m'essuie à la serviette pliée sur un bord du lavabo. Cette fois-ci, je ne vais pas me comporter comme au collège, je dois affronter cette soirée avec dignité. Je dois retenir mes coups et garder toute la maîtrise de mon corps. Puisqu'ils désirent s'amuser avec les faux-semblants, je vais participer à leur jeu. Je vais démontrer à Agnès que je suis devenu quelqu'un qui peut accéder à la haute sphère, quelqu'un d'important, que je ne suis pas le moins que rien qu'elle n'a pas voulu revoir il y a trois ans...

Je remets en place ma veste de costume et recoiffe mes cheveux mouillés, puis je fonce d'un pas décidé vers la table.

Ma coupe de champagne est servie. Je la saisis en m'asseyant et lance en direction du couple imparfait :

— Félicitations et tous mes vœux de bonheur ! 

SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant