1. Almena

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(20 mars 2020, 1300 mots)


Qui connaît les hommes est sage,
qui est lui-même un sage est lumineux.
Qui vainc les hommes possède la puissance,
qui se vainc soi-même est fort.
Qui sait assez est riche,
qui marche avec force possède la volonté.
Qui ne perd pas sa place dure longtemps,
qui meurt mais ne s'enfuit pas vit longtemps.

Lao Tseu, Dao de Jing, Chapitre 33


À mi-chemin, les sensations dans son bras droit avaient disparu. Celui-ci pendait désormais à son côté comme une loque inutile. Elle avait noué un lambeau de tissu sous son épaule pour stopper le saignement. Des gouttes de sang en tombaient un pas sur deux, comme un dernier décompte.

Almena manqua de trébucher dans le sable et prit appui sur une roche pour reprendre son souffle. Les lanières de cuir de sa tunique déchirée flottaient dans le vent. Une demi-heure plus tôt, elle volait entre les armées en lutte, inatteignable comme un songe ; désormais son corps s'engourdissait sous l'effet du poison. Elle prit une inspiration intense pour compenser la congestion de ses muqueuses. Une quinte de toux l'arrêta subitement. Elle eut l'impression qu'un volcan s'ouvrait dans ses poumons, qu'une rivière de feu remontait de ses bronches, mais ne cracha que quelques gouttes de sang.

La blessure à son bras était profonde. Conscient d'avoir déjà perdu, le loup-serpent avait mordu pour l'emporter avec lui, déversant dans son sang le venin le plus puissant de ce monde. La malédiction du roi Zor !

« Entends-tu le silence ? murmura-t-elle en se forçant à sourire. Toutes les vérités lui appartiennent... »

Elle parlait seule ; mais nul n'est vraiment seul au seuil de la mort – cela, du moins, est notre espérance. Une grande quantité de souvenirs cheminait avec elle, comme un peuple dont elle serait la reine, et qu'elle emmenait pour une migration fantastique, un dernier pèlerinage.

Ses sensations se firent confuses. Elle avait abandonné ses sandales en chemin pour faciliter sa marche dans le sable ; il lui paraissait doux comme du coton. Des grandes griffures verdâtres surgissaient aux confins de son champ de vision, comme des mains impatientes de se refermer sur elle. Sur ce silence apparent se greffa bientôt le murmure embrouillé de ce peuple innombrable, jusqu'ici confiné dans son esprit, qui révélait ses dimensions inexprimables.

Mais il ne s'agissait que du grondement des vagues.

Elle tituba entre deux dunes, avec l'impression que ces amoncellements de sable se déplaçaient pour ouvrir le chemin vers l'océan. Son horizon indigo lui apparut soudain, une ligne claire, dernier socle d'un monde qui tanguait. Au loin, Utu, le soleil, s'enfonçait déjà dans ses profondeurs mystérieuses ; il embrasait la mer comme un lac de pétrole.

« Utu voit », murmura-t-elle, proverbe habituel de son peuple. Muré dans un silence impassible, il n'en restait pas moins l'observateur ultime. Comme elle, aujourd'hui, Utu avait encore accompli son rôle. Comme elle, il s'en allait discrètement, sans cérémonie ; comme elle, il reviendrait bientôt.

« Je suis sans visage, murmura-t-elle. Je suis sans destin. Je suis... »

Elle toussa de nouveau. Un frisson parcourut son épaule, comme au contact d'une peau froide, comme si les fantômes de son imagination la soutenaient sur ses derniers pas.

« Je suis la spirale du Temps. »

Elle se traîna sur le rivage jusqu'à la limite des vagues.

Au soir de leur victoire, nombre de héros sont accueillis en la demeure des dieux ; ils montent au firmament sur un char volant tiré par des bœufs ailés, souriants comme un homme politique en campagne. Du moins, c'est ainsi que les gravures représentent leur ascension. Mais Almena n'était pas de cette caste d'élus. Elle le savait déjà. Elle ne suivrait pas Utu en son séjour nocturne ; le soleil lui tournait le dos.

« Le silence est ce qui nous précède et ce qui nous suit. Le silence contient les échos de nos questions, et les échos de leurs réponses. »

Almena avait reçu ses réponses.

Les lueurs d'Utu, les reflets de l'océan, les éclosions phosphorescentes qui circulaient autour d'elle lui firent tourner la tête. Elle perdit le sens de l'équilibre et se laissa choir à genoux dans le sable humide. D'une main tremblante, elle décrocha le cimeterre noir sanglé dans son dos et le posa devant elle.

« Emporte-le » ordonna-t-elle à l'océan.

Une première vague hésitante lécha la lame de bronze et l'enfonça dans le sable. Cette arme devait disparaître. Conçue pour la guerre, chargée du désir brûlant de tuer, elle avait fait son temps. Le cimeterre frustré vibrait encore d'une sourde colère. Car il n'avait même pas accompli sa tâche ! Il n'avait pas dévoré le cœur du roi fou ! Almena l'avait frappé de l'autre main !

Comme le venin achevait de se répandre dans son corps, une foule de figures humaines surgit à ses côtés, en marche tranquille vers l'océan. Ces femmes étaient toutes semblables à elle et toutes différentes. De tous âges, vêtues aussi bien de haillons d'esclaves que de tenues princières, elles laissaient tomber comme elle, des glaives de bronze, des fleurets d'acier, des arcs de cèdre, qui s'abîmaient dans les premières vagues.

Utu voyait! Le soleil sembla suspendre sa course, intrigué par ce débordement de souvenirs, cette marée contraire à l'océan qui accompagnait Almena pour son dernier voyage.

J'ai été toutes ces personnes, songea-t-elle.

Almena assista à l'engloutissement massif de ses vies passées ; les silhouettes marchèrent dans l'eau jusqu'à ce que n'en dépasse plus qu'une forêt de têtes, puis rien. Utu hésitait encore. Il se déroulait ici quelque mystère qui, même pour un être grandiose comme lui, dépassait l'entendement.

Cette grande migration vers les profondeurs prit fin alors qu'Utu se tenait à mi-parcours. Almena soutint son regard cyclopéen. Les feux du crépuscule, dont les filaments se détachaient dans l'air, flottaient sur elle au gré du ressac.

Une toute dernière silhouette se tenait à ses côtés. Almena fit un effort surhumain pour tourner la tête vers elle. Elle ne vit pas son visage ; seulement une brassée de cheveux d'or secoués par le vent. Faisait-elle partie des milliers de fragments de son passé, ou de son futur ? L'inconnue fit glisser sa main dans le vent, la posa sur son épaule comme une mère réconforte son enfant.

« Grande sœur... » murmura Almena.

Elle ne dit rien. Elle ne pouvait pas répondre. Ses rêves et ses fantasmes parvenaient à leurs limites. L'hallucination écarta sa main en une dernière caresse. C'était tout ce dont avait besoin Almena : une ultime confirmation qu'elle avait bien agi. Qu'importe le feu qui tétanisait ses membres et faisait pression sur son cœur. Qu'importent les voiles sombres de la mort, dont le navire fantôme surgirait de l'horizon sitôt Utu parti. Qu'importe la montée de l'Olympe que l'on aurait tôt fait d'ajouter à son histoire !

Au terme de ce combat, comme des précédents, Almena ne pouvait recevoir qu'une unique récompense : elle n'était plus seule.

Les échos de ses incarnations passées et les promesses de ses vies futures se penchaient sur elle comme autant d'anges gardiens et murmuraient leurs bénédictions.

Un fin sourire se peignit sur son visage.

Il était temps.

Elle tomba sur le côté. Une autre vague, plus hardie que les précédentes, fouetta son visage et ses yeux fermés, comme si l'océan tentait de la réveiller. Utu avait vu. Il en avait même assez vu. Les astres sont les gardiens du mystère, les manifestations d'une réalité opaque, impénétrable, dont les arcanes échapperont pour toujours à l'intelligence humaine. Or Utu venait d'assister à une plus grande énigme. Jaloux de cette humaine misérable, dont les secrets dépassaient pourtant tous les dieux, le soleil rassembla ses lueurs et plongea dans l'océan.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now