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C'est un jour gris et il pleut. Je sort du métro et m'engouffre aussitôt dans la gare, de loin je le repère, devant le kiosque à journaux, il est debout, il ne fais pas la manche. Je m'avance vers lui, il répond par un grognement quand je le lui dis bonjour, il a l'air de très mauvaise humeur. Hoseok accepte de me suivre pour prendre un verre, j'ai pris soin de brandir mon porte-monnaie pour signifier clairement que c'était moi qui payais.

Au café je fais des efforts pour ne pas regarder ses mains, mes pieds balancent à toute vitesse sous la banquette, je regarde autour en quête d'un point sur lequel fixer mon attention, je m'arrête sur les œufs durs posés sur le comptoir, je pense à l'œuf carré que nous avons fabriqué avec mes cousins l'été dernier, ils avaient trouver l'astuce dans un journal pour enfant qui proposait chaque semaine un gadget ou un jeu amusant. Il fallait le faire cuire, l'éplucher tandis qu'il était encore chaud, le glisser dans un moule en carton fabriqué à partir de la maquette fournie dans le journal, et le laisser vingt-quatre heures au réfrigérateur. C'est vrai que ça fais un drôle d'effet, un œuf carré, comme toutes les choses qu'on n'a pas l'habitude de voir, j'en imagine d'autres, des fourchettes télescopiques, des fruits translucides, une poitrine amovible, mais Hoseok est en face de moi, l'air renfrogné, ce n'est pas le moment de s'éparpiller, il faut que je revienne à l'essentiel, si seulement j'étais équipée d'un bouton retour immédiat à la réalité, ça m'arrangerait un peu.

- Je voulais te voir parce que j'ai un truc à te demander (c'est l'introduction, j'ai préparé, hehe).

- Ouais?

- Pour mon cours de SES, j'ai un exposé à faire...

- C'est quoi ce truc?

- C'est Sciences économiques et sociales. Un cours où on étudie pas mal de trucs, par exemple la situation économique en Corée du Sud, la bourse, la croissance, les classes sociales, le quart-monde, et tout...tu vois?

- Mmm.

- Bon, en fait, les exposés, c'est ma hantise, je veux dire que j'ai vraiment la trouille et le prof, c'est pas une crème. Le problème c'est que j'ai raconté que j'allais faire un truc sur les sans-abri...un truc pour expliquer par exemple, euh...comment (là je rentre dans le vif du sujet, la partie délicate, je ne me souviens plus du tout ce que j'avais prévu, avec l'émotion, c'est toujours comme ça)...comment des hommes et des femmes en particuliers de jeunes personnes, peuvent se retrouver dans la rue. Comme toi.

- Je t'ai dit que je dormais chez des potes.

- Oui bien sûr, je sais bien, c'est ce que je voulais dire, des gens sans domicile fixe, des nomades quoi...

- T'as parlé de moi?

- Non,...enfin si...pas de toi, avec ton nom bien sûr mais j'ai dit que j'allais faire une interview.

- Une interview?

Ses yeux ce sont agrandis, il ramasse machinalement la mèche qui lui tombe dans les yeux.

- Je reprendrais bien une bière.

- D'accord, pas de souci (je suis lancée, il ne faut surtout pas s'interrompre, briser le fil, il faut que ça s'enchaîne), donc si tu veux bien, je pourrais te poser quelques questions, ça me servirait à illustrer les choses, comme un témoignage, tu vois?

- Je vois très bien.

Ce n'est pas gagné. Elle fait signe au serveur, il acquiesce de loin.

- Tu serais d'accord?

Il ne répond pas.

- Tu pourrais me dire simplement comment ça se passe, tu vois, pour manger, pour dormir, ou si tu préfères me parler d'autres gens que tu connais qui sont dans la même situation.

Toujours rien.

- Et puis comme ça, je reviendrai te voir. On boira des coups.

Le serveur pose la bière sur la table, il veut encaisser de suite, j'ai déjà remarquer que les serveurs ont leur propre langage, ils terminent leur service donc ils encaissent de suite, peut importe s'ils sont toujours là deux heures plus tard, c'est pareil dans tout Busan, je tend mon billet cinq won, Hoseok baisse la tête, j'en profite pour l'observer en détail, si on fait abstraction des traces noires sur son visage et sur son cou, de ses cheveux sales, il est très beau. S'il était propre, bien habillé et bien coiffée, s'il était moins fatigué, il serait peut-être même encore plus beau que Justin Bieber (ce qui me semble impossible, désolé...).

Il relève la tête.

- Qu'est-ce que tu me donne en échange ?

Il est tard mon père doit être inquiet, je rentre à la maison par le chemin le plus court, je me repasse la conversation en boucle, c'est facile parce que j'enregistre tout, le moindre soupir, je ne sais pas d'où ça vient, depuis que je suis tout petit je sais faire ça, les mots s'impriment dans ma tête comme sur une bande passante, sont stockés pendant plusieurs jours, j'efface au fur et à mesure ce qui doit l'être pour éviter l'encombrement.

Le dîner est prêt, la table est mise. Ma mère est couchée. Mon père pose le plat devant moi, il attrape mon assiette pour me servir, versé l'eau dans les verres, je vois bien qu'il est triste, il fait des efforts pour paraître enjoué, mais sa voix sonne faux. Je sais reconnaître ça, entre autres choses, le son des voix quand le mensonge est à l'intérieur, et les mots qui disent le contraire des sentiments, je sais reconnaître la tristesse de mon père, et celle de ma mère, comme des larmes de fond. J'avale le poisson pané et la purée, j'essaye de sourire pour le rassurer. Mon père est très fort pour animer une conversation et donner l'impression qu'il se passe des choses quand il ne se passe rien. Il sait faire les questions et les réponses, relancer la discussion, digresser, enchaîner, seul, dans le silence de maman. D'habitude j'essaie de l'aider, de faire bonne figure, de prendre part, je demande des précisions, des exemples, je pousse les raisonnements, je cherche la contradiction, mais cette fois je ne peux pas, je pense à mon exposé, Seokjin, Hoseok, tout se mêle dans une même sensation de peur, il me parle de son travail et d'un voyage qu'il doit faire prochainement, je regarde le papier peint de la cuisine, les dessins de quand j'étais petit collés au mur et le grand cadre avec les photos de nous trois, les photos d'avant.

- Tu sais Namjoon, il faudra du temps pour qu'on retrouve l'ancienne maman. Beaucoup de temps. Mais il ne faut pas t'inquiéter. On y arrivera.

Dans mon lit je pense à Hoseok, à son blouson dont j'ai compté les trous. Il y en a cinq : deux trous de cigarette et trois accrocs.
Dans mon lit je pense à Seokjin et il y a cette phrase qui revient :

- T'inquiète pas, Pépite, je suis sûr que tout va bien se passer.

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Hello!






☁︎ jefaispitierjesais







Good bye!

Kiss kiss les bouffons...

𝐖𝐡𝐲 𝐇𝐨𝐬𝐞𝐨𝐤 ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant