La République des Chrysanthèmes

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PARTIE I : LES IDES DE MARS

Chapitre I


Le ciel, orangé par une aube de feu, semblait s'écraser sur les contreforts montagneux qui, au loin, dessinaient des éperons escarpés et tranchants comme des baïonnettes. Dans les plaines s'étalait à l'infini un paysage aride, rocailleux et désertique où la pierre, grise et poussiéreuse, dominait tout autre élément. D'étroites vallées sinuaient au pied des montagnes, minces tranchées de verdures où la poussière se soulevait au passage des rares véhicules qui en empruntaient les pistes terreuses. La chaleur qui régnait sur ce monde minéral était constamment harassante, même au petit matin ; une fois le soleil levé, le froid de la nuit s'évaporait instantanément, les dures lois du désert reprenaient le dessus et les quelques rares bêtes de somme qui broutaient une herbe desséchée trainaient leurs lourds sabots comme des boulets sur une terre rouge et âpre comme des braises, bosselée, devenue presque stérile sous les rayons assassins d'un soleil de plomb.

Aucun conquérant n'avait jamais vraiment fait plier cette contrée ; l'armée d'Alexandre le Grand vint s'y fracasser à ses pieds, fourbue, fatiguée par l'éreintant périple au milieu d'un paysage encaissé et aride, le grand général macédonien s'était résolu à scinder ses troupes en deux, sur les rives du Cophès, situées à quelques encablures, ce qui annoncerait la fin de sa fantastique épopée quelques mois plus tard ; les Persans, des siècles après, avaient préféré lui laisser l'autonomie plutôt que d'y risquer l'inexorable déliquescence de leur pouvoir ; les Britanniques, alors maîtres du monde se virent infliger en 1842 une défaite cuisante à Gandamak, sur les flancs de la montagne ; l'Union soviétique enfin, dans ses rêves d'hégémonie, s'y était embourbée et les restes de son armée, décharnés et moribonds, gisaient encore aujourd'hui dans les entrailles de la terre. Des hordes d'hommes avides et ambitieux s'étaient successivement jetés dans la gueule ce pays inhospitalier, et ce modeste territoire, royaume de la minéralité, entre la Bactriane à la Mongolie, demeurait replié sur lui-même, corseté par des cols aiguisés qui traduisaient jusque dans les tenues pudiques des femmes, drapées dans d'imposantes burqas, symboles d'une ascèse climatique et morale. Quelques rares familles y survivaient depuis des millénaires, presque à l'écart du reste du monde, indomptées et farouches, loin des affres du temps et de la modernité, perpétuant des traditions séculaires dans leurs petits villages accrochés au flanc des falaises, demeurant dans d'austères bâtisses, semblables à des ermitages, qui n'offraient presque aucune aspérité, comme fondues dans la roche, émaillées çà et là d'étroites fenêtres et courtines ombragées captant la moindre goutte d'air frais afin de supporter l'ardente chaleur du jour et l'ombre glaçante de la nuit.

Un bourdonnement de moteur résonna dans la vallée silencieuse. Une rangée de véhicules, en file indienne, franchissait au pas les étroits lacets dessinés par la route, s'approchant avec prudence des promontoires rocheux de la région de Surobi. Jérôme Pouzeau découvrait devant lui un paysage comme il n'en avait jamais vu. Ivre d'un rêve héroïque et brutal, dans son uniforme flambeau neuf encore vierge de galon, il se sentait en cet instant l'âme d'un conquérant. Au loin il apercevait une étendue lacustre nacrée et smaragdine, légèrement rosie par les reflets d'un ciel au crépuscule. Elle avait l'allure d'un purgatoire aux eaux fumantes, d'un Styx enivrant et mortifère dont les reflets moirés étaient comme une invitation à y plonger. C'était le lac de retenue du barrage de Naghlu, un ouvrage réalisé en 1968 par les Soviétiques qui alors, face au concurrent américain, lorgnaient sur cette région du monde, ignorant encore qu'ils y périraient dans une ultime agonie.

Le jeune garçon était assis dans un VAB avec d'autres camarades de la première compagnie du 3ème régiment des parachutistes étrangers. En regardant ce monde de pierre à travers l'étroit hublot du véhicule, il ne pouvait s'empêcher de songer à Pomponne-sur-Oise qu'il laissait derrière lui, autre univers minéral, plus géométrique et rationnel, où les tours en béton de la cité des Quatre Vents régnaient sur leur vaste domaine.

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