Paulo le fou

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-Il nous ignore ! Il fait comme s'il ne voyait rien !

La voix que Paulo, en effet, prétendait ne pas entendre était outragée et la femme à qui elle appartenait montrait des signes évidents de colère. Pourtant, Paulo n'était pas volontairement impoli. Il croyait tout simplement que ce qu'il voyait et entendait venait de son imagination. Ce n'était, bien sûr, pas le cas. Il y avait bel et bien une femme et deux hommes entre le canapé et la télévision.

Comme les autres avant eux, ils étaient apparus brusquement, ou presque. Paul n'avaient pas encore fait le lien entre le bourdonnement dont il ne pouvait jamais déterminer l'origine et l'apparition de ceux qu'il finirait par appeler les intrus.

La femme reprit, à l'attention du plus âgé des deux hommes :

-Il nous voit ! On le gène !

Elle venait de remarquer que Paulo s'était légèrement déplacé vers la droite du canapé, pour mieux voir l'écran. Le jeune homme regretta immédiatement son geste. Il avait - naïvement - espéré faire disparaître ces trois personnes en se concentrant sur le film qu'il avait jusqu'alors suivi sans grand intérêt mais il n'avait fait que reconnaître leur présence.

-Où sommes-nous ? demanda, presque timidement le premier homme en regardant Paulo.

-Nous sommes morts ! répondit la femme avec violence. Et nous - elle insistait sur le pronom - sommes coincés dans un taudis !

Aussi piqué qu'il fut par cette remarque, Paulo fit en sorte de n'en rien montrer de peur de signaler à nouveaux aux intrus qu'il les voyait et entendait. Certes, l'appartement n'était pas des plus reluisants et le désordre y régnait depuis assez longtemps mais Paulo s'y sentait bien. L'apparition de ces trois personnes, chez lui, et avec une telle précision, mettait en péril l'équilibre qu'il avait réussi à trouver.

Paulo se savait en danger depuis longtemps déjà. Il sentait en lui, dormante, une forme de folie contre laquelle il ne pourrait pas toujours gagner. Enfant, chez sa tante, il avait de longues conversations avec une chaise vide. Chez la voisine, il riait devant la cheminée et criait « Encore ! Encore un tour de magie ! ».

Il inspirait une grande honte à sa mère. A force de l'entendre murmurer, dans un soupir désolé, « mon fils est fou ... » aux oreilles de qui voulait l'entendre, le petit garçon qu'il était avait fini par le croire. Après avoir décrit à un psychologue la vieille dame moustachue et bavarde qui, disait-il avec les mots d'un enfant « habitait dans la chaise » et l'apprenti magicien qui faisait des tours devant la cheminée, il avait tout nié devant une pédopsychiatre. Depuis, ignorer et nier était devenu sa ligne de conduite. « Ça n'existe pas, c'est dans ma tête » lui était un talisman.

Bien que découvert, Paulo persistait à ignorer le dialogue mais cela devenait de plus en plus difficile. Il n'entendait en vérité presque rien d'autre. Déjà, il commençait à perdre contact avec son environnement habituel et rassurant et ce malgré ses efforts pour se concentrer sur un film dont il avait perdu le fil et sa tentative de serrer, aussi fort que possible, l'accoudoir du canapé. En revanche, il percevait de plus en plus clairement les trois intrus. Deux d'entre eux, la femme et celui qu'il avait identifié comme son mari, portaient des tenues de sport et des chaussures de randonnée. Tous deux avaient, sur la peau et sur leurs vêtements par endroits déchirés, des traces de terre. Sur la tempe de l'homme et au coin des lèvres de son épouse, il y avait ce qui ressemblait à du sang.

Le troisième était beaucoup plus jeune. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé que Paulo, qu'il regardait avec envie. Lui portait la blouse des patients d'hôpital et il savait qu'il était mort. Il était porteur d'une tumeur au cerveau, diagnostiquée très tard, après qu'il se soit effondré sur le chemin de l'université. Il se souvenait parfaitement du discours peu rassurant du neurologue trop habitué à perdre ses patients pour les regarder dans les yeux. Le coma artificiel allait permettre des examens plus poussés et sans inconfort mais il pouvait aussi ne jamais en sortir, ce qui arriva à peine 48 heures plus tard. Malgré sa résignation, il aurait voulu sortir du coma et vivre encore un peu, comme Paulo dont les jointures blanchissaient à force de serrer l'accoudoir.

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