Une rose ne meurt jamais

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« -Non Lyra, je suis navré mais je ne peux vous laisser sortir dans cet accoutrement. J'ai promis à votre soeur de veiller sur vous tous les jours que Dieu fait. Montez dans votre chambre et allez vous changer, il me semble qu'une robe splendide vous attend sur votre bureau.
-Mais Gabriel je ne porte qu'une très belle chemise en dentelle et un pantalon tout rêche, il n'y a rien de mal. Je ne pourrais supporter de devoir porter l'un de ces douloureux corsets plus longtemps.
-Lyra vous êtes une jeune fille pleine de bonne volonté, mais vous devez apprendre que les femmes n'agissent pas toujours de la manière dont elles en ont envie.
-Absolument, conformément aux codes moraux. Mais pourquoi ne pourrais-je pas être la première à révolutionner la place des femmes dans la société ?
-Mon enfant, tout simplement parce que d'autres ont essayé avant vous. Il me semble que vous connaissez le sort qu'elles ont subi non ?
-Je n'ai pas peur de la mort.
-Je sais Lyra, et justement, vous devriez penser à préserver vôtre âme.
-Mais Gabriel...
-Il n'y a pas de mais ! Vous porterez un corset et une robe affriolante comme toutes les femmes de notre époque. »

La jeune fille monta précipitamment l'escalier qui conduisait à sa chambre, elle en poussa la porte et s'effondra sur son lit, le cœur rempli de haine contre Gabriel. Mais qu'avait-il bien pu lui arriver ? Lui qui était autrefois si compréhensif et si bienveillant à son égard. Pourquoi se montrait-il si froid avec elle depuis la mort de Rose ? Lyra savait qu'il l'avait aimée profondément et que sa perte avait causé un changement irréversible en lui. Un chagrin qui le consumait sans lui laisser le moindre répit, il ne riait plus, ne chantait plus et refusait toujours de sortir se promener dans le parc du château. Il se contentait d'errer sans but dans le bâtiment, en contemplant les quelques portraits de sa bien-aimée qui venaient habiller les murs des pièces.

Lyra comprenait cette profonde détresse qui émanait de sa personne, pourtant elle essayait encore de le divertir et de lui procurer un peu de joie, ne serait-ce qu'un instant peuplé de lumière et d'éclats de rire. Mais Gabriel s'y refusait toujours, il ne laissait transparaître que son profond mal-être. Un jour, tandis que Lyra tentait désespérément de lui changer les idées en lui proposant de se rendre chez leur ami Clinton, il s'était emporté en qualifiant le pauvre homme de « vieux philosophe piqué par l'alcool». Ainsi, il restait fermé à toute proposition tant qu'elle ne consistait pas à s'effacer dans une pièce poussiéreuse du château. Il n'avait pourtant pas toujours été comme ça : autrefois, il dansait et se divertissait dès qu'il en avait l'occasion. Il emmenait Rose à de somptueux bals et ils rentraient tous deux très tard après s'être rendus dans un des restaurants les plus chics de la ville. Leur amour était éternel et rien ne semblait pouvoir les séparer. Or, lors d'un soir pourtant comme tous les autres au premier abord, la voiture chargée de reconduire Rose à la maison avait été attaquée par des brigands. Ils ne souhaitaient probablement pas menacer la vie d'une riche et jolie jeune femme, mais ils finirent par la tuer vulgairement. Comme l'on tue un cerf à la chasse, avec encore moins de respect pour leur victime qu'ils n'en auraient eu si elle avait été une biche.

La belle Rose avait été retrouvée morte au petit matin, couverte de sang et la figure barbouillée de terre. Des bleus imposants recouvraient son corps et lorsque Gabriel découvrit que son précieux petit ange avait été roué de coups, il ne put s'empêcher d'hurler de douleur. Il s'époumonait comme si la souffrance de la pauvre Rose avait été la sienne, comme si ce corps abîmé avait été le sien. Il ne pensait plus qu'au sourire de la jeune femme, à son parfum qui disparaîtrait petit à petit tandis que lui, vieillirait seul dans ce gigantesque château, avec pour seule compagnie, la sœur de son aimée décédée.
Lyra n'avait jamais douté de la bonne volonté de Gabriel, elle savait qu'il était bon et que son âme était simplement perdue dans les ténèbres. Prisonnière d'un fantôme, elle ne pouvait être sauvée que par la naissance d'un nouvel amour, aussi pur et aussi profond que le précédent. Il est vrai que la jeune fille avait essayé de lui présenter des jeunes femmes tout à fait charmantes et distinguées, mais aucune n'avait réussi à percer le cœur de l'être endeuillé. Il restait fidèle à Rose, même dans la mort, même pour l'éternité. Parfois, lorsqu'elle pensait à sa situation, Lyra se sentait coupable de ne pas autant pleurer sa sœur. Elle l'avait aimée, mais nul ne l'avait aimée plus que lui. Il y avait eu entre eux la magie d'un amour puissant et mystérieux, un amour transcendant qui ne pouvait mourir.

Depuis la mort de Rose, Gabriel traitait Lyra comme une enfant sur qui il fallait en permanence garder un œil ; de peur qu'elle ne s'envole elle aussi. Malheureusement pour lui, la jeune fille était un brin révolutionnaire dans l'âme, elle aspirait à de grandes choses et voulait s'investir dans le combat de la cause des femmes. Elle rêvait de pouvoir être écoutée avec sérieux et respect, de pouvoir marcher dans la rue et qu'on lui demande comment se portent les affaires, elle voulait pouvoir ouvrir les yeux le matin en sachant qu'elle n'aurait pas à affronter les inégalités. Lyra était pleine d'espoir, une splendide jeune femme dans la fleur de l'âge, qui continuait d'espérer. Son cœur était aussi pur que celui de sa sœur, et il était encore plus courageux.

Alors, elle se releva et enfila ce corset ridicule. Elle descendit dans le salon où elle trouva Gabriel, affalé dans son fauteuil, un verre d'alcool à la main. Il sirotait ce nectar et s'en délectait, comme si cela parviendrait finalement à combler le manque. Comme si cela pourrait un jour remplacer la chaleur du corps de son aimée. Lyra se planta devant lui et d'un ton sec et protecteur elle dit :

« -Gabriel, vous êtes un homme qui se meurt. Je suis navrée de vous dire cela, mais Rose ne reviendra pas. Il ne sert à rien de refuser le changement et de l'attendre tous les jours, en espérant qu'elle apparaîtra dans une de ces pièces. Elle s'en est allée et j'en suis la première attristée. Mais Gabriel elle vous aimait ! Elle n'aurait sûrement pas souhaité vous voir dans cet état pitoyable, tel un ivrogne qui n'a plus rien à perdre. Elle aurait été ravie de me voir porter un pantalon, ravie de se rendre chez Clinton pour bavarder, ravie de sortir prendre l'air en votre compagnie. Alors en son nom, et au nom de l'amour inévitable que vous lui portez, je vous demande de poser ce verre, de vous lever et de sortir pour reprendre votre vie en main.
-Lyra...
-Vous devez le faire pour elle.
-Lyra votre sœur... Votre sœur était tout ce que j'avais sur cette terre, tout ce que j'aimais. Et elle n'est plus. Son âme repose aux côtés de celles de ses ancêtres. Je sais qu'elle ne reviendra pas, mais je ne peux m'empêcher de la voir partout, de l'imaginer dans cet endroit. Je refuse de sortir parce que c'est dehors qu'on me l'a arrachée ! Je refuse la modernité parce qu'elle était si belle vêtue de ses robes ! Et quand je vous vois, aussi resplendissante, je ne peux penser à rien d'autre qu'à elle. Vous êtes la véritable cause de ma souffrance. Sans vous, Rose resterait dans son tombeau. Je ne peux continuer ainsi, vivre près de vous est une véritable torture, mais j'ai un jour juré à Rose de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger.
-Dans ce cas, soyez sans crainte, je vous libère de vos engagements envers ma sœur.
-Vous ne pouvez m'offrir cela, et vous le savez fort bien.
-Alors je vous quitte à mon tour. Adieu Gabriel, puisse la vie vous réserver un sort meilleur. »

Lyra tourna les talons et disparut dans la nuit, emportant avec elle des souvenirs qu'elle ne pouvait comprendre.

©

AVIS ?

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⏰ Last updated: Oct 25, 2015 ⏰

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