Chapitre 1 - Partie 1

234 16 17
                                    




                       

La diligence de la famille Birdwhistle s'approchait peu à peu des frontières de la sombre Londres. Le choc des sabots sur la route grossièrement pavée et les cliquetis des brides des chevaux brisaient le silence. La faible lumière provenant de la voiture s'opposait timidement à l'obscurité, laissant entrevoir de manière presque ridicule le visage du voiturier, emmitouflé dans le col de son manteau, ses yeux cachés sous son haut de forme.

La jeune Grace, qui se reposait depuis quelques lieues déjà sur l'épaule de sa suivante, Meredith, semblait noyée dans les plis de sa large robe, comme dans un état second, sans aucune notion du temps. Ses délicates oreilles frémirent lorsqu'une lointaine mélodie, accompagnée de rires peu raffinés et de paroles indistinctes, retentit. Un bal peut-être. Tout ce dont elle avait horreur. Avec tous ces gens endimanchés, aux manières forcées, à l'esprit étriqué, et à la malveillance prompte. Voilà ce que la jeune femme allait devoir subir de longues soirées, ici, à Londres.

En face d'elle, son père, à travers le verre gelé de la vitre, scrutait d'un regard vide l'obscurité sans fond des abords de Londres. 

Tous songeaient à la place vide auprès de ce dernier. En effet, même après ce long mois, la disparition de Mrs. Birdwhistle pesait sur l'ensemble des voyageurs. La pneumonie de la pauvre dame avait eu le dernier mot, lors de son dernier voyage à Londres, selon le docteur Vincent, ami de longue date. Toujours en deuil, la charmante Grace n'avait évidemment aucune envie de s'installer dans la ville qui la privait de sa chère mère. Londres était pour elle une meurtrière. Mais Londres était aussi sa seule famille, et au vu des faibles revenus de Mr.Birdwhistle, il n'y avait d'autre choix que de s'installer en ville, chez son oncle Matthew. La dernière fois qu'elle y avait mis les pieds, elle n'avait alors que 5 ans.

La cacophonie du bal Londonien s'amplifiait au fur et  mesure que la voiture s'approchait des portes de la ville, et Grace détestait ça. C'était le début d'une nouvelle vie, et, elle en était sure, une vie de cauchemar. Les roues de la diligence tremblaient au contact du glacial sol rocailleux. Soudain, sous la faible lumière d'un lampadaire qu'un allumeur de réverbère avait prit le soin d'allumer quelques heures plus tôt, le voiturier, d'un « Ôôôôôôh ! », stoppa net l'attelage, mit les pieds à terre, et ouvrit la porte de la cabine, toujours emmitouflé dans son manteau, qui paraissait d'autant plus piteux sous le timide éclairage du réverbère, ce qui tira Grace de ses pensées. Cette-dernière scrutait le conducteur de la diligence, mais, rien n'y faisait, cet homme disgracieux était tout ce qu'il y avait de plus banal : il faisait partie de ce genre d'ombre qu'on ne voit que l'espace d'une seconde et que la mémoire efface la suivante. Sans qu'elle n'eut le temps de s'en rendre compte, le voiturier prit les bagages de la famille et les déposa sur le trottoir sali, devant une grande porte. Grace, aidée de Meredith, sortit délicatement son pied farouche et frileux en dehors de la voiture, et le déposa une bonne fois pour toute, non sans hésitation, sur le sol Londonien. Ce fut comme un choc électrique, et elle ressenti à ce moment, jusqu'au plus profond de son âme, la vibration de la ville entière. Pendant que son père réglait la course du voiturier, la jeune femme, toujours les mains soulevant légèrement la jupe de sa robe pour éviter de la salir avec le sol humide et crasseux de la ville, regardait autour d'elle, en l'air, par terre, à droite, à gauche, comme perdue, désabusée, déboussolée, mais en même temps fascinée par l'ambiance que la ruelle faiblement éclairée dégageait. Elle arrêta son regard un instant sur les étoiles, et le ciel sombre et profond, comme pour demander de l'aide à sa mère. Il lui sembla soudain voir une silhouette se faufiler furtivement sur l'un des toits de la rue, mais elle mit ce mirage sur le compte de la fatigue du voyage. Personne ne serait assez fou pour courir entre les cheminées, et à une heure pareille. D'ailleurs, « quelle heure est-il ? », se demandait-elle. Le carillon du Big Ben ne tarda pas à lui répondre, il sonnait onze heure du soir. 

Sur les toitsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant