La Culpabilité

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Je le regarde avec dédain, avec bien plus de mépris que je n'ai jamais toisé personne. Il faut aussi dire que personne n'a jamais détruit ma vie comme il l'a fait. Il n'a pas l'air à l'aise, il a même l'air à bout de nerf.

- On t'avait dit de ne pas boire.

Ma voix est tranchante, pleine de reproche, je ne m'en cache pas. Il me regarde, les yeux accusateurs, silencieux. Il ne dira rien, je le sais, mais je ne peux, pour ma part, pas garder cela pour moi. J'ai besoin de l'exprimer, de sortir cette rage que je contiens en moi depuis l'accident.

- On t'avait dit de ne pas prendre le volant dans cet état. Pourquoi a-t-il fallu que tu n'écoutes personne ? Hein, pourquoi ?

Les blâmes coulent à flot, je ne peux les retenir, il faut que je m'en déleste d'une manière ou d'une autre, et ce n'est pas son mutisme qui s'y oppose qui m'arrêtera. Je n'ai pas besoin d'explications, de justifications, je les connais par coeur, je sais ce qu'elles sont, ce qu'elles valent, et surtout ce qu'elles cachent, je veux juste le dire, une bonne fois pour toute, en espérant pouvoir tourner une page.

- Tu as gâché sa vie ! Et la mienne ! Tout ça pour faire ton joli coeur ! Est-ce que tu réalises tout ce que tu as ruiné ?

Je hausse le ton, je ne parviens pas à garder mon calme. En face de moi, il est agité lui aussi, même s'il ne dit rien. Car il réalise ce qu'il a fait, je le sais, je le sens. Je sais qu'il n'en dort pas la nuit, que ça le hante à longueur de journée. On ne peut oublier ce genre de choses , ça vous colle forcément à la peau, ça s'insinue dans vos veines, se répand dans votre coeur, votre tête. Ca vous rend fou. Le jugement des autres est finalement si doux en comparaison de son propre jugement. Des reproches, il doit s'en faire tous les jours. Il se lève avec, vit avec, mange avec, dort avec. Les cernes sous ses yeux trahissent ses insomnies, qui lui creusent les joues et le rendent pâle, si pâle. J'aurais presque pitié de lui, j'aurais presque envie de l'épargner, d'arrêter là ma pluie de réprimandes, de ne pas l'enfoncer d'avantage. Mais je ne peux pas.

J'avais des projets avec elle. Nous devions partir en vacances, dans trois semaines. A l'automne, nous devions déménager en Asie, y refaire notre vie pour quelques mois, peut être quelques années. Nous avions tant de choses en tête, tellement de rêves communs à réaliser. Maintenant, tout cela est parti en fumée. Les projets seront enterrés, avec elle, ensevelis sous la terre et les regrets, laissant derrière eux le goût de l'inachevé et l'amertume de la perte.

Je retiens tant bien que mal ma colère. Je sais que j'ai tendance à me répéter, à radoter, quand je suis furieux. J'ai envie de lui poser encore et encore la même question : Pourquoi ? Mais je sais que je n'obtiendrai aucune réponse, il ne la possède pas lui-même. Personne ne l'a, cette réponse, et personne ne l'aura jamais. Je le sais, et pourtant je continue à me torturer en la faisant tourner en boucle dans ma tête.

Quelques coups sur la porte me font sursauter. J'entends la clanchen, je devine que la porte s'ouvre. Une voix féminine vient briser le silence qui s'est installé depuis mon dernier flot de questions.

- Monsieur Brignard, la session va bientôt reprendre.

Je me tourne vers mon avocate qui me dévisage d'un air inquiet. J'hoche doucement la tête.

- J'arrive Madame Singent. Laissez-moi une minute.

Elle referme doucement la porte. Elle n'a pas l'air ravie à l'idée de me laisser encore seul avec lui. Elle doit se douter que nous avons des comptes à régler, lui et moi. Le psychiâtre a dû la prévenir que ça risquait d'arriver étant donné tout le grief que j'ai accumulé. Je n'ai plus beaucoup de temps avant de devoir retourner à la cour, pour achever ce procès, enfin connaître la sentence. On m'a dit que le maximum serait de sept ans d'emprisonnement et cent mille euros d'amende, sans compter l'indemnisation des proches, évidemment. Je n'en attendais pas moins étant donné la gravité de l'acte.

J'ai une dernière chose à lui dire :

- Si tu plonges, je plonge avec toi.

J'esquisse un sourire qui ressemble plus à une grimace, je le regarde me le rendre avec son air de chien battu. C'est le moment du verdict, l'heure de vérité. Madame Singent va s'impatienter, il faut que je les rejoigne.

Je lui tourne le dos, me demandant si j'oserai un jour, à nouveau, le regarder dans les yeux, l'affronter sans ciller et sans plier sous la culpabilité. Ou si je suis condamné à passer le reste de ma vie à éviter l'homme ivre qui a tué ma femme et donc à fuir les miroirs et mon propre reflet.


Au féminin (Recueil de nouvelles)Where stories live. Discover now