LES SONGES RÉELS DE MATELEAS'TECK

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Si j'avais su que mes songes pouvaient hanter ma réalité, je n'aurais jamais souhaité m'endormir à ce point.

Je suis dans l'expectation la plus totale, ne sachant plus délier le vrai du faux. Toute métaphysique m'apparait comme tronquée ou surmenée par une chape de plomb telle, que les raisonnements de ma psyché ne me laissent plus de répit pour saisir le réel. Que je sois maudit d'avoir écouté ce parfum des ténèbres...

J'étais sujet à divers troubles du sommeil depuis que j'avais reçu un couple d'amis de longue date, revenus tout droit des terres d'Égypte. Je ne sais si corrélation il y a, mais les faits sont ceux-ci : après les avoir remerciés et m'être affranchi des formulations de politesse, tandis que je me couchais et m'apprêtais à la nuit paisible, rien ne vint. Morphée me passa dessus, telle une force tranquille et angoissée, en me striant de sombres caresses, promesses d'une recherche insensée : comment trouver l'introuvable ?

A mesure que mes nuits outrepassaient, je devenais de plus en plus en proie à l'énervement, mêlé de fébrilité psychique. Tout me semblait agaçant, irritant, oppressant ; je m'imaginais des regards moqueurs sur mon compte, de la concupiscence dans les yeux des miens. Même les animaux étaient contre moi ! Les phares des voitures, agressifs, me déchiraient les rétines. Les bruits des métropolitains étaient assourdissants. Les images des publicités devenaient telles des chimères mi- fixées mi- animées... On aurait dit que les femmes blasonnées me désiraient de leur regard lubrique, que les hommes sculptés se riaient de ma frêle corpulence... Je les entendais encore, leurs voix comme en arrière-fond sonore et redondant de ma situation de sans-sommeil.

Cela faisait dix...peut-être quinze jours que je n'eusse dormi. Depuis le vendredi, déjà, je n'allais plus travailler, je me refusais à toute luminosité trop intense ou à toute réunion ou regroupement bruyant. Je trouvais la paix, une forme de bien-être, dans ma chambre, pourtant lieu impie de ma malédiction, attendant le soir pour m'aérer l'esprit au dehors. Je devenais telle une bête humaine, à éviter les endroits trop éclairés pour mieux resté dans l'ombre de la nuit. Je fuyais les groupes humains, et me laissait entrainer par mon instinct qui me faisait me conduire comme un loup blessé, affable.

C'est alors qu'à la contrée des chemins je tombais sur une brume opaque et bleuâtre, épaisse, à l'instar de ces neiges encore volatiles qui jouent des évaporations de la terre et des chutes du ciel. La brume semblait comme vivante, puisqu'elle déambulait dans l'espace de la ruelle dans laquelle je venais de m'engageais. C'est comme si, pour ainsi dire, elle venait vers moi de sa propre volonté. Tétanisé, je ne me sentais plus capable de rien, comme si mon âme et mon corps s'étaient pétrifiés de peur. La seule sensation dominante était un froid terrible...mortel... J'observais de la buée sortir de ma bouche tremblante, qui se rigidifiait au bout de quelques centimètres de flottement. C'est alors à ce moment-là que j'ai cru mourir. Si seulement c'eut été le cas...

La brume entra en contact avec moi. D'abord elle s'immisça entre mes doigts, dans mes ongles, sur ma peau, soulevant mes poils, me dressant les cheveux sur ma tête. Je la sentais me pénétrer, me violer de son état frigorifique, tout glacer en moi. Je ne sentais plus mes mains, ni mes pieds. J'étais immobilisé par le froid démoniaque qui s'emparait de moi comme une vulgaire feuille de papier imbibée d'encre. Je sentais sa progression du bas vers le haut de mon corps, mon torse se lapidifiant, semblant être plus bloc de glace que de chair et d'os. En soudainement, tout s'écroula.

Lorsque je me réveillais, je ne rendis pas compte d'où est-ce que je me trouvais. Une sensation de repos intense, comme je n'en avais jamais ressenti auparavant, baignait tout en moi. J'aspirais à une véritable tranquillité. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que je me trouvasse dans mon propre lit ! Habillé de mon vêtement de nuit, tout semblait me montrer que je venais de sortir d'une nuit de sommeil. Comble de situation, je remarquasse alors le bouquet de fleurs, offert par mes vieux amis, dans le même état d'éclosion que lorsqu'ils me l'avaient offert. Avais-je cauchemardé ? Délirais-je ? Ces longues nuits entières de blancheur, et cette brume maléfique ? Depuis quand est-ce que je dormais ? Tandis que je laissais les questions aller et venir dans mon esprit, mon regard fut attiré par un curieux instrument dont je n'avais jamais vu la présence auparavant. L'objet ressemblait à une amulette de verre cylindrique, avec une espèce de bouchon, comme si on pouvait l'ouvrir comme une bouteille. A l'intérieur, une lueur bleuâtre brillait de mille feux, dans un liquide spongieux et remuant, comme si le liquide était animé d'une conscience propre. A-t-on déjà vu curiosité justement récompensée ? Je ne saurais dire ce qu'il m'a pris à ce moment-là, mais une vive curiosité l'emporta sur la Raison : mu par une l'envie de vérifier de mes propres yeux le liquide – était-ce comme l'étrange brume de mon cauchemar ? -, je me saisis de l'amulette et entrepris d'ôter son bouchon.

Une étrange puanteur s'évapora, sitôt que le couvercle fut enlevé, et un froid instantané s'installa dans la pièce. Le temps sembla se figer, une brume d'un bleu diabolique s'extirpa de l'amulette ouverte, son odeur corrompant sur tout ce qu'elle touchait. D'une manière beaucoup plus efficace que la première fois, la satanée brume s'empara de moi à nouveau avec bien moins d'efforts, comme si elle connaissait le terrible chemin vers ma conscience, qui se liquéfiait, comme ma Raison, dans une folie lente et pernicieuse. Un cri, horrible, inhumain, résonna à mes tympans, intérieur, comme si le son venait de ma propre voix. Et tandis que le cri s'amplifiait, je me sentis perdre connaissance et m'évanouir dans la fumée pestilentielle. Au moment de ma perte totale, j'entendis d'une voix d'outre-tombe, comme hachée par une bouche monstrueuse : « il n'y a qu'une seule voie pour ceux qui entendent nos voix : Mateleas'teck ! Mateleas'teck ! Ingh gdora gghis ! » Rien.

Ce sont là mes seuls et derniers souvenirs indélébiles. Je ne sais plus s'ils sont inventés de toute pièce ou plus vrais que ma propre vie. Depuis, chaque jour se répète, les mêmes mouvements, les gestes similaires, mes réveils, mes prises de sommeil, tout se ressemble et se répète encore et encore. J'ai l'impression de ne plus vivre à proprement parler, mais de constituer un mauvais disque d'une piste tournant en boucle. Tant est si bien qu'arrivé au bout du disque, ce dernier saute et se remet à zéro. Il m'arrive plusieurs fois par jour d'avoir un blanc et de me retrouver dans mon lit, dans la même posture que d'habitude et dans les mêmes vêtements. Et juste avant cette ellipse, les sordides voix résonnent dans ma tête... Mateleas'teck ! Mateleas'teck ! Je ne sais même plus qui je suis, ni ce qu'était ma vie avant tout ceci. Je serais incapable de me reconnaitre car au plus j'avance dans la folie, au moins je ne reconnais ce qui habite mon quotidien et ce qui me caractérise. Mateleas'teck ! Mateleas'teck ! Ma mémoire semble se fractionner en une partition minimaliste, effaçant et grignotant sur les gestes pourtant exécutés dans l'heure qui précède. Les choses semblent tellement courtes et répétées que tout ceci ne me semble n'être qu'un horrible cauchemar... La seule vraisemblance est cette ou ces voix, annonciatrices de mon ressort et du trépas de ma raison, dans je sens que sa soif dévoreuse ne saurait tarder à s'emparer de ma vie. Quiconque lira mon témoignage me considèrera comme dément, aussi puis-je me permettre cet ultime avertissement, avant l'anéantissement totale de mon être : n'inhalez jamais le parfum de Mateleas'teck, ou il sera déjà trop tard pour votre raison !

LES SONGES REELS DE MATELEAS'TECKWhere stories live. Discover now