Währinger Straße 68, Wien

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Une petite ombre était recroquevillée par terre au coin d'une ruelle. La tête dans les mains, elle pleurait.

Une dernière bourrasque de vent passa ; elle resserra sa cape tandis qu'à l'est, le ciel se teintait de bleu gris. Ses cheveux noirs ondulés bougèrent, elle se redressa et ses yeux d'un blanc lunaire virèrent au noir d'encre.

Des larmes plein les yeux, la petite fille se releva, gelée. D'une démarche mal assurée, elle se rendit jusqu'à une pile sale d'ordures et de caisses. Elle remonta sa longue robe et posa son pied blanc et nu sur le bois pourri. Son genou se fléchit. Elle sauta. Ses mains, fines et pâles, agrippèrent le rebord anguleux d'une fenêtre minuscule. Elle se hissa d'un mouvement fluide sur les coudes, et resta pendue là, le front collé au carreau gris, son souffle embuant la vitre.

Mais elle ne désirait pas voir. Elle savait fort bien, qui jouait cet air-là.

Louis jouait. Il jouait et il buvait. Il buvait pour oublier qui il était, et il jouait pour oublier qu'il buvait.

Il tira encore sur une mèche de cheveux hirsutes et longs, qui tombait sur son col taché. Les manches de sa redingote sombre étaient élimées, à force de les remonter pour laisser librement courir ses mains sur le clavier.

Il improvisait sans cesse, inventant de nouveaux airs légers, et il se soûlait, profitant de l'ivresse du vin et du piano sous ses doigts.

On n'allait pas tarder à le sortir du bar, il avait trop bu pour pouvoir continuer à jouer. Alors, sans aucun endroit où retourner, il irait errer dans les rues sales, attendant que revienne le soir, où il pourrait boire. Boire jusqu'à se confondre avec la musique et l'alcool, jusqu'à nier qu'il était un homme.

Le crépuscule étendait ses doigts rougeâtres sur la ville. Assis, sur un tapis de gouttes illuminées des derniers rayons du jour, il attendait.

Que la nuit tombe. Qu'elle éclaire ses pensées. Il attendait qu'elle vienne. Que l'ombre l'enlace, le berce de ses doigts feutrés. Glacé, il attendait.

Une petite chose chaude se glissa au creux de ses bras raides. Ses mains engourdies frôlèrent l'être brûlant. Elles se fondirent en lui, y demeurèrent blotties, et l'épuisement eut raison de lui.

Le chat bougea. Il avait dormi toute la nuit, l'aube ne tarderait plus. Entre ses bras, l'étrange petite créature le regarda, ses yeux clairs semblant assez grands pour noyer une âme. Le chat se sauva, et Louis resta là.

Ce soir, ses mains volaient sur le clavier. Il devait jouer. Encore et encore. Jusqu'à la fin, que tout s'arrête, qu'on le laisse seul. Il ne regardait plus ses mains. Elles, elles couraient, se rattachaient de toutes leurs forces à la fureur furieuse et sans fin des notes, l'empêchaient de se saisir du verre de whisky, le désir de son corps, le point d'attache de ses yeux, envers et contre tout son coeur.

Le piano tremblait sous sa violence, le verre tremblait. Et pourtant, celui-ci, loin de vouloir se laisser tomber, se riait de la lutte, vibrait et tressaillait au rythme de sa musique. Il dansait, les jambes du liquide ambré glissaient sur la paroi de verre, laissant s'échapper ses arômes de malt et de bruyère d'Écosse, s'aérant, comme pour être prêt à couler le long de sa langue et sa gorge, enflammé, sec et incandescent.

Mais ses mains ne le trahiraient pas. Jamais, contrairement à tout le reste, elles ne pourraient s'échapper de la prison des sons. Et ce soir-là, il ne devait pas. Sans qu'il sache pourquoi, il sentait leurs regards vrillés sur lui, lui qui n'était d'ordinaire rien que le pianiste, l'inconnu qui accompagnait une foule d'inconnus dans leur besoin d'ivresse et d'oubli.

Mais ce soir, les verres étaient aux mains, et les regards accrochés au piano. Et Louis jouait. Encore et encore. Il ne devait pas s'arrêter. Les notes passaient, éphémères dans son cerveau. Ses mains libres traduisaient émotions en notes, destins en cadences. Il ne jouait pas. Il traduisait la vie en mélodies, le monde en harmonies.

Deux yeux nacrés regardaient le reflet du coeur d'un homme s'égrener au fil de la musique. De profil, on ne voyait de lui que son nez et sa mâchoire nets, saillants. Ses cheveux bruns l'entouraient comme une aura de feu à la lueur des chandelles. Paupières closes, ses cils retenaient une larme. Ses lèvres souriaient.

Tout à coup, ses mains se crispèrent. Ses bras tressaillirent, le piano lança un dernier cri avant de s'éteindre, inerte et muet. Dans un sursaut, Louis s'était levé. Le verre de whisky se renversa, se brisa en mille éclats tranchants au sol.

Il traversa la salle en trois enjambées, et s'arrêta sur le seuil. Au loin, sous la pluie noire, le chat s'enfuyait. Ses muscles se contractèrent. Il avança un pieds, puis l'autre. Il courait. Les heurts de ses chaussures sur les pavés retentissaient dans ses tympans. Le chat glissait dans l'ombre, volait devant lui, chassait du chemin les démons de l'amertume accrochés à sa chemise, mille mains froides et noires qui serraient son coeur.

A l'angle d'une rue, les premiers rayons du soleil déchirèrent le ciel. Il ne pouvait pas s'arrêter. Pas maintenant. S'arrêter serait renoncer. Son bras se leva devant ses yeux, les dérobant à la lumière assassine.

Devant lui, tout n'était que clarté. Seule une ombre, à laquelle il tentait vainement de se raccrocher, subsistait. Puis soudain, ses pieds s'emmêlèrent, le sol se déroba sous lui, il chuta. Ses yeux se fermèrent.

Il ne comprit pas. Le sol sous lui n'était ni sale, ni froid, ni dur ; ce n'était pas le pavé de Vienne. Il se redressa, ahuri. Sur le pavé se tenait un petit corps chaud, recroquevillé sous le choc. Louis avança sa main vers une joue blanche. Sous ses doigts tremblants, la peau était chaude et douce. Deux yeux noirs s'ouvrirent, et le petit être eut un mouvement de recul. Sur son séant, la main sur la bouche, elle dévisageait Louis, horrifiée.

Je t'ai fait mal ? souffla-t-il.

Depuis combien de temps n'avait-il pas parlé ? Sa voix n'était qu'un murmure rauque. Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes, et elle baissa la tête. Accroupi près d'elle, il la dévisagea, interdit.

Enfin, elle se calma. Louis se leva, la remit sur ses pieds, puis glissa derrière son oreille une mèche de ses cheveux d'ébène. Aussitôt, la jeune fille prit peur et tenta de s'enfuir, mais elle s'affaissa dans les bras de Louis, évanouie.

Il la souleva, et soudain se rappela qu'il avait une maison.

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⏰ Last updated: Sep 18, 2017 ⏰

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Anna ClairdeluneWhere stories live. Discover now