L'Horloge

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Hubert se réveilla tôt, il regarda l'heure sur sa montre à gousset et rasséréné, se dit qu'il avait du temps devant lui. Il se doucha longuement et prit son petit déjeuner : un bol de café noir avec une pointe de chicorée, un jus d'orange frais pressé, enfin deux tartines beurrées. Avec ça, Il tiendrait bien jusqu'à la pause méridienne. Après ce délicieux petit déjeuner, il prépara avec grand soin son repas du midi. Rien que de bonnes choses saines, à base de fruits et légumes. Il se méfiait de ce qu'on proposait à la cafétéria, pas très bio, pas très bon. Hubert qui occupait un poste charnière dans l'établissement, n'aimait pas perdre son temps. Il savait que certains de ses collègues erraient dans les couloirs sans but précis en prenant des airs affairés. Lui ne mangeait pas de ce pain-là. On le payait (plutôt bien d'ailleurs) pour son travail et il l'exécutait consciencieusement. Un matin en arrivant, il avait constaté avec effroi qu'une grosse horloge avait été installée juste en face de son bureau. Hubert la scrutait avec une certaine appréhension. Que cela signifiait-il ?

Son obsession d'arriver en retard au travail lui gâchait la vie depuis des années. De plus n'avait-il pas sa jolie montre à gousset, souvenir de son grand-père ? Pourquoi avoir accroché une horloge dans son bureau. Avait-on noté des irrégularités dans ses horaires, lui si ponctuel pourtant ? Était-ce un rappel ? Il l'ignorait, mais cela l'angoissait profondément.

Sans nul doute quelqu'un lui en voulait, le jalousait et avait parlé dans son dos.

Hubert s'était toujours méfié de ses collègues. Il entendait trop souvent ceux-ci dénigrer les absents. Il cherchait chez ses collègues des raisons de l'évincer. Il pensait être victime d'un sombre complot. Forcément, lui avait fait ses preuves durant de nombreuses années. Il était resté célibataire, un peu par choix ou pas, il ne se souvenait plus. Plus disponible, donc plus investit pour l'entreprise, il travaillait assidûment et avait fini par y creuser son trou.

Désormais il arrivait 10 minutes plus tôt et partait 5 minutes plus tard que son horaire ne l'exigeait. Le midi, craignant quelque réprimande, il mangeait plus rapidement sur un petit coin de bureau. Cela lui provoqua bientôt des aigreurs d'estomac. Un soir, après le travail, il se rendit même chez l'horloger de son quartier pour s'assurer que sa montre à gousset fonctionnait bien et n'avait pas de retard. Pendant ce temps-là, les heures s'écoulaient inexorablement en mode accéléré sur l'horloge de sa vie. Il avait bien remarqué qu'il avait parfois des baisses de régime, mais rien d'alarmant cependant. Il consommait par ailleurs quantité d'antioxydants, il avait lu quelque part que c'était bon pour le corps. Cela retardait le vieillissement. Mais qu'il le voulut ou non, le temps s'écoulait de façon irrémédiable. Hubert n'était pas suffisamment attentif à ce détail.

Le temps avait gagné du terrain sur son corps. Les premières rides étaient apparues, ses cheveux étaient devenus poivre et sel avant de blanchir définitivement. Sa vision s'était altérée, il y avait pallié. Maintenant il portait de jolies petites lunettes toutes rondes. D'horribles douleurs articulaires étaient apparues ainsi que des problèmes de transit.

Il prêtait toujours énormément d'attention à son alimentation, qui était des plus équilibrée depuis des années. Hubert se sentait toujours vigoureux, malgré une forme insidieuse de fatigue chronique. Il modifiait ses repas en fonction de l'évolution de ses maux et y ajoutait de nouveaux nutriments. Certes il préférait et de loin les fruits et légumes frais, mais Il cuisinait aussi des lentilles ainsi que des haricots secs, plus riches en fer. Pour lui, il était toujours hors de question d'ingurgiter la "mal bouffe" du self. Il n'y avait rien de sain là-dedans et cela le répugnait. Pire encore, subir les conversations de ses collègues. Il n'y était question que de rivalité et jalousie entre les uns et les autres et cela créait chez lui de l'aversion. Hubert estimait valoir bien mieux, c'était avec ferveur qu'il servait l'établissement.

Le malaise persistait, Il se sentait observé, cela le rendait nerveux, irritable... d'autant plus qu'Il devenait moins performant et le savait. Cette maudite horloge en était le témoin, c'était un rappel constant. Comme il prenait de plus en plus de temps à accomplir ses tâches il réduisait de lui-même les temps de pauses autorisées, il compensait un peu. Le trajet pour se rendre à son travail lui semblait plus long qu'avant. Aussi il ne s'arrêtait pas pour prendre le journal le matin, il le récupérait désormais en fin de journée.

Sans s'en apercevoir réellement, Hubert s'isolait de plus en plus. Il lui arrivait de croiser une connaissance ? instantanément sa jolie montre à gousset apparaissait dans sa main. Il disait alors d'un air déçu : "Je n'ai pas le temps, je suis navré, je suis en retard".

Hubert, ne prenait plus le temps de rien, surtout plus de temps pour s'occuper de lui. Comme un rouage trop huilé, il vivait sa vie à vitesse grand V.

A force de lutter contre la progression du temps, il ne voyait plus celui -ci s'écouler. Un matin il était arrivé plus tôt qu'à l'accoutumée au bureau, il mit une chaise sous l'horloge, et recouvrit celle-ci d'un tissu afin de ne plus la voir. On le retrouva en fin de journée affalé sur son bureau. Son visage s'était parcheminé. Il ne lui restait que la peau sur les os. Tout son corps s'était racornit. Il s'était desséché de toute substance. Son regard, si vif par le passé, était devenu hagard. Derrière son tissu l'horloge l'observait.

Monsieur LELIEVRE obtint aisément son poste qu'il convoitait depuis longtemps. Maintenant qu'Hubert ne lui faisait plus ombrage, c'était chose faite.

"à nous deux maintenant *" s'écria t-il en s'engonçant dans le fauteuil confortable.

*phrase de clôture de RASTIGNAC dans le roman de BALZAC, le Père GORIOT.


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Note de l'auteure :

Merci à tous d'avoir lu cette nouvelle, j'espère qu'elle vous aura plu.

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Encore merci.

L'HorlogeWhere stories live. Discover now