Méfions nous de l'eau qui dort.

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La compagnie créole. Cela faisait maintenant deux heures que les voisins avaient branché leur stéréo sous stéroïdes, et écoutaient la bande de joyeux lurons à plein volume. Non pas que cette musique soit désagréable en soit. Mais ça commençait sérieusement à entamer le capital patience de Fionna. L'envie de meurtre montait, elle avait envie de leur percer les tympans à coups de jazz expérimental, de coller du jus de poisson sur leur paillasson, de mettre du caca de chien sur leur porte d'entrée. Mais Fionna était gracieuse, discrète et diplomate, elle allait donc probablement ronchonner toute la semaine et les assassiner du regard, en les imaginant être abattus d'une flèche empoisonnée.

Elle avait la chance d'avoir trouvé un appartement en centre-ville, un peu lumineux, où elle se sentait bien. Les plantes et les couleurs chaudes abondaient, le canapé douillet invitait à la relaxation, ou à la sieste pour les journées les plus relax. C'était malheureusement sans compter sur les gremlins qui vivaient à l'étage du dessous. La majeure partie de leur vie semblait dévouée à lui faire regretter d'avoir emménagé. Entre les cris du fils pas bien brillant, et ceux de la mère, dont la voix et la qualité de réflexion semblaient tout droit sortis d'une mauvaise parodie de télé-réalité, on aurait pu penser que c'était les bas quartiers. Fionna se demandait parfois si le karma n'essayait pas de lui faire des rappels hebdomadaires de tout ce qu'elle avait bâclé dans sa propre vie. « J'ai vu ta grimace à la réunion », disait Mme Karma quand, sorti de nulle part, une dispute carabinée engageait la voisine et son cro-magnon de compagnon.

Heureusement, son emploi rétablissait un parfait équilibre avec le vacarme quasi-quotidien. Elle travaillait dans une petite bibliothèque universitaire qui accueillait de nombreux étudiants et enseignants. Ils avaient le mérite d'être silencieux. Enfin, ils avaient surtout le mérite de capter facilement le regard noir et orageux que leur lançait Fionna dès qu'un ricanement devenait un peu trop régulier pour le silence religieux des lieux. Quel environnement formidable qu'une bibliothèque universitaire. Le silence, les livres, les cerveaux en ébullition (pas pour tout le monde, soyons quand même réalistes), les petites siestes discrètes de certains étudiants surmenés. Tout ça était d'autant plus agréable que ses collègues étaient aussi sympathiques que loufoques. Deux vieilles filles que tout séparait mais qui formaient un duo de choc. Catherine et Paula. L'une petite et brune, la cinquantaine bien tassée, coquette dans ses petits tailleurs en tweed, l'air bourgeois mais dont les histoires tenaient plutôt de la soixante-huitarde en rébellion perpétuelle. L'autre, grande et mince, aussi timide que silencieuse, avait un humour à l'anglaise, inattendu et parfois piquant. A elles deux, elles étaient l'âme du lieu. Fionna allait au travail tous les jours en sachant qu'elle n'aurait pas à souffrir d'un patron patibulaire ou d'une collègue arriviste.

Ici, les étudiants étaient parfois ceux qui devaient rappeler les règles de silence. Mais Catherine, d'un sourire éclatant et malicieux, arrivait toujours à faire rire le plus grognon des usagers. Paula, elle, était la championne du tacle en contrôle : elle pouvait mettre en difficulté n'importe quel universitaire chevronné pensant pouvoir marchander les pénalités de retard. C'est avec bonheur que Fionna apprenait de ces deux femmes hautes en couleur. Après de hautes études effectuées plus par convention que par envie, et des années de petits boulots alimentaires, Fionna avait eu vent d'un poste en bibliothèque. Elle n'avait jamais plus voulu faire autre chose. Par confort et par intérêt, elle s'y sentait à l'aise comme dans de vieilles pantoufles.

Ce matin, elle alla au travail à pied. Il y avait un vent humide mais plutôt doux, en ce mois de décembre. Il faisait encore nuit dehors : elle eût hâte de se retrouver dans son petit bureau. Une fois installée, les lumières allumées, elle n'avait plus qu'à lire ses premiers emails professionnels avant que la horde d'étudiants assoiffés de connaissance ne vienne chambouler le précieux ordre qu'elle s'évertuait à maintenir chaque jour dans les rayons, et qui finissait invariablement en joyeux foutoir. Parfois elle se demandait si le désordre alphabétique était un acte de sabotage volontaire ou simplement un bug géant dans le cerveau de l'élite de demain. Pour ne pas désespérer, elle préférait opter pour la première hypothèse...

En ouvrant sa messagerie, elle vit qu'un ancien étudiant lui demandait comment s'inscrire cette année. Elle se souvenait parfaitement de lui. C'était une des rares personnes avec qui elle avait eu envie d 'échanger lorsqu'elle avait commencé à travailler ici. Il avait presque quarante ans, et était aussi discret que souriant. Ses cheveux noirs ondulés assortis à ses yeux de jai s'accordaient parfaitement à son teint naturellement mat. Elle avait vaguement ressenti un émoi tout naturel devant cet homme aussi grand que posé. Mais Fionna était extrêmement attachée à la séparation vie professionnelle/vie privée. Et surtout, malgré leurs sourires échangés, il n'avait jamais rien tenté à son encontre. Il était d'ailleurs sûrement marié avec enfants! Des enfants. C'était sa cryptonite personnelle. Aucun instinct maternel ne semblait se développer en elle. Aucun discours moralisateur de la part de ses collègue (pourtant sans enfants) n'y faisait. Non, elle ne regrettait pas de ne pas en avoir pour l'instant, et non, elle ne pensait pas que c'était un formidable accomplissement dans la vie d'une femme. Encore fallait-il qu'elle soit en couple, de toute façon ! Trop indépendante et angoissée pour s'habituer à une quelconque vie en commun, elle faisait sporadiquement des rencontres d'un soir ou dînait avec des personnes rencontrées en ligne. Quelle misère que de louper le coche à chaque rencontre ! Autant de rien espérer pour ne pas être déçue.

S'arrachant à ses pensées et souvenirs, elle lût le message affiché à l'écran :

« Bonjour, j'étais étudiant l'an dernier et je suis maintenant enseignant, est-ce que je peux venir m'inscrire à la bibliothèque ? Merci et bonne semaine !

Damien »

Damien. Fionna était bien contente de retrouver des noms familiers d'une année à l'autre. Elle ne se précipita pas pour lui répondre. Elle se surprit quand même à sourire toute seule, fière qu'il ait envoyé ce message à son adresse pro à elle et pas aux autres. Elle se recadra intérieurement et alla ouvrir la porte d'entrée de la bibliothèque. Deux ou trois étudiants matinaux la saluèrent mollement et grimpèrent directement à l'étage pour pouvoir commencer leur journée tranquillement avant le flot habituel. Il resterait encore une bonne heure de calme avant que les tables se remplissent et que le volume sonore augmente trop pour se concentrer réellement. Fionna jeta un regard à son pc et aperçut son fond d'écran : une vieille photo d'un lac écossais. Elle y avait fait un voyage d'études il y a plus de dix ans, et pas un jour ne passait sans qu'elle repense à cet air pur, cette tranquillité et aussi la folie douce de Glasgow, ville qu'elle chérissait et défendait becs et ongles quand quelqu'un se permettait un commentaire désobligeant sur cette cité aux abords un peu maussades mais qui se révélait une ville à l'ambiance électrique et éclectique. C'était d'ailleurs par amour pour tout ce qui est celte que ses parents lui avaient donné un prénom gaélique.

Elle entendit la porte d'entrée claquer comme si on voulait faire une entrée magistrale. « Alors ? On fait sa fonctionnaire ? On rêvasse ? » Physillis venait de faire son entrée. Universitaire accomplie, la tête bien faite et bien pleine, elle était aussi drôle que son champs d'action était nébuleux et compliqué. Cela avait à voir avec la psycho-sociologie, mais trop tordu pour la petite mémoire de Fionna !

« Je passe juste chercher un bouquin pour mon prochain cours, ils sont encore vraiment mous du genou cette année les étudiants, faut tout leur ré-expliquer cent fois... ». Un étudiant leva brièvement les yeux, l'air vexé. Fionna fit signe à Physillis de la suivre vers le bureau:

« Tu vas me les mettre en rogne, baisse d'un ton ! » Sourit la jeune bibliothécaire.

«Si on ne peut pas les confronter à la réalité, ils ne vont jamais apprendre, tes bisounours! Bon, on se prend un café aujourd'hui ? »

Physillis avait des horaires un peu loufoques, et pensait donc parfois qu'on vivait dans un épisode de Friends, à se raconter sa vie devant un mug de café toute la journée.

« Non, comme tous les jours, je finis à 18h30 et j'ai à peine le temps de manger ce midi! »

« Vous les fonctionnaires, vous êtes d'un prévisible » dit-elle en riant. Fionna remercia le ciel que ses collègues furent en réunion ce matin. Elles se seraient étranglé sur leur galette au beurre.

« Ce soir, après ma fermeture, au Voyageurs? »

« Super ! Maïa sera de la partie ! Elle a encore une peine de cœur, on aura un compte-rendu ! Ciao »

Claquement de porte, et pouf ! En moins de trente secondes, la tornade aux cheveux bouclés était repartie, laissant Fionna seule avec ses petiots en pleine réflexion. Enfin, pas celui près du chauffage. Lui, caché derrière son journal, terminait sa nuit.

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⏰ Last updated: Sep 07, 2018 ⏰

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Le Voyage de FionnaWhere stories live. Discover now