Le Marin

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Il est très tôt, les mouettes ne sont pas encore réveillées, le port est silencieux. Les premiers marins commencent à embarquer sur leurs vaisseaux, encore embrumés de sommeil et de la fête d'hier. Sur le pont, le capitaine Anderson observe son équipage grimper à bord. Ces gens qu'il a recrutés hier soir dans les tavernes, en espérant choisir les plus forts, et les plus honnêtes. Aujourd'hui débute son deuxième voyage en tant que capitaine, et ce voyage le rendra riche. Très riche. Si tout se passe comme prévu.

Un à un, les marins passent par dessus le bastingage. Jimmy. Le Borgne. Il les connaît, il a déjà travaillé avec eux, quand il était second. Deux bon gars, rudoyés par la mer, il leur fait confiance. Davis. Lui aussi, il le connaît. James, le mousse, sa tête toute blanche surmontée d'une touffe blonde. Anderson espère que derrière ces grands yeux bleus se cache un peu de bravoure. Sinon, ma foi, c'est les risques du métier. Dans un grand éclat de rire embarquent les restes de son ancien équipage. La promesse d'un butin encore plus grand que la dernière fois leur a fait oublier les camarades tombés sous le feu ennemi. Ils font encore confiance au capitaine. Anderson compte bien le leur rendre. D'autres marins les suivent, grimpent à bord, l'air tantôt féroce, tantôt impassible. Jambes de bois, cicatrices. Tatouages. Ce sont des hommes éprouvés, qui savent ce qui les attend, et qui s'y jettent les poings en avant. Ils ne regarderont pas en arrière. Ils sont là pour le butin.

Le dernier homme passe enfin la jambe par dessus le garde-corps. Le geste est lent, mesuré. C'est La Besogne qui monte sur le bateau. Le capitaine Anderson le regarde fièrement. Il est connu dans le métier, on raconte beaucoup de choses sur lui. Dans les tavernes, on n'ose avouer croire à ces histoires, mais ça pourrait être un peu vrai. Rien qu'un peu. Ce qui est sûr, c'est que cet homme est entouré de mystères. L'avoir à bord est un honneur.

La Besogne est imposant. Pas vraiment grand, pas vraiment musclé, mais quelque chose dans sa tranquillité intimide. On ne voit jamais ses yeux, toujours enfoncés sous son bonnet délavé. Impossible de savoir leur couleur. On les pense bleus, gris ou verts mais au fond, tout au fond, cela ne nous étonnerait pas qu'à la nuit tombée, ils deviennent jaunes. Ou rouges, comme les lanternes qui indiquent les maisons closes. Même ce matin, ce beau matin ensoleillé, ses yeux sont dans l'ombre, comme enfoncés dans sa face, masqués par son imposant nez. Tout son visage est traversé de rides, chacune marquant un de ses voyages, une de ses aventures. Les plus audacieux avancent que chaque sillon représente la mort d'un homme. Anderson n'y croit pas, il est rationnel, mais il faut reconnaître que le visage de La Besogne impressionne.

Alors que le marin marche sur le pont, un éclat de soleil rencontre le médaillon qu'il porte sur la poitrine. C'est une ancre, ou une croix, personne n'a jamais su, mais on sait qu'il ne s'en sépare jamais, au grand jamais, comme si c'était une protection. On dit qu'il viendrait d'une de ces îles lointaines, sur lesquelles règnent des sorcières puissantes, véritables déesses, séduisantes à vous rendre fous. On sait que parfois, parfois elles tombent amoureuses. Et parfois aussi, elles offrent un tel talisman. Évidemment, on ne veut pas parler trop vite, mais si quelqu'un ici bas... Et impossible d'imaginer La Besogne sans son médaillon. Sans son talisman? Si un homme sur cette terre a pu charmer une sorcière, c'est bien lui, aucun doute là dessus. La Besogne, époux d'une reine sorcière, pourquoi pas? Et puis, on connaît son tatouage !

Ce matin, le tatouage en question disparaît sous la manche du maillot à rayures. On ne voit que le corps d'une jeune femme nue, les seins hauts sur la poitrine, les jambes infinies, enroulées dans un ruban qui déclare « Célesta ». Célesta, si c'est pas un nom de sorcière, ça ! Personne ne s'appelle comme ça, de par chez nous.

Anderson y pense en accueillant son nouveau marin. Il essaie de ne pas paraître trop impressionné devant La Besogne, il est quand même capitaine de ce navire, mais il ne peut empêcher les racontars de tournoyer dans sa tête. La corde qui retient son pantalon de toile brute, c'est tout ce qu'il reste de la Belle Italienne, le vaisseau qui s'est perdu au large des Caraïbes, tout le monde le sait, c'était le navire qui transportait le plus gros trésor de mémoire d'homme. Des pierres précieuses, de l'or, des étoffes, des épices, il revenait d'Afrique, le vieux Jacques disait qu'il y avait assez pour nourrir un pays pendant quatre générations ! Et la cicatrice, sur l'avant-bras, Anderson la voit bien maintenant, un long trait blanc, aux bords flous, elle tranche sur la peau bronzée, c'est comme une marque, une punition, c'est ce qu'il reste du combat entre La Besogne et Oeil de Verre, le pirate, celui qui a plongé la France dans le chaos en attaquant presque tous ses navires marchands... C'est lui qui l'a mis hors d'état de nuire, qui a sortis les autres pirates de la misère, en témoigne cette cicatrice ! Et puis son pied... Anderson s'était juré de ne pas regarder. Il s'était juré. Mais il n'a pas pu empêcher son oeil de glisser... Il lui manque quatre orteils. Le pied est presque grotesque comme ça, un seul orteil posé au milieu, incongru. Il pourrait être comique, sans l'incroyable courage et l'honneur qui y est attaché. On racontait qu'il y a bien longtemps, le bateau de La Besogne avait été attaqué, on avait tout pris, richesses, cartes, eau. Vivres. On avait enfermé ce qu'il restait de l'équipage dans la cale. Tout le monde crevait de faim, alors les marins ont commencé à manger les morts. Pas La Besogne. Il s'y refusait. Alors, quand la faim est devenue trop terrible, il a mangé ses orteils. Et avant qu'il ne finisse son premier pied, un bateau ami a secouru son navire, et l'a sauvé lui. C'était le seul survivant, les autres étaient morts, malades d'avoir mangé un cadavre. Son honneur l'avait sauvé.

Cette histoire doit être vraie, sinon, comment aurait-il perdu ses orteils? Anderson, en tant que capitaine, essaie tant bien que mal d'avoir l'air autoritaire mais c'en est trop pour lui, il s'écrase devant la légende qui se tient devant lui, La Besogne en chair et en os, sur son navire, dans son équipage, sous ses ordres... Il le regarde gagner ses quartiers, le pas lourd, conquérant. Avec lui, ce voyage ne peut qu'être un succès, être le premier d'une longue série. Maintenant que La Besogne est sous ses ordres, le capitaine Anderson compte bien l'y garder !

***

La Besogne gagne ses quartiers. Lorsqu'il entre dans la cale, le silence se fait, puis une vague de murmures l'assaille. Oh, il sait bien ce que l'on raconte sur lui. Il s'avance vers son hamac, passe devant le mousse, pétrifié d'admiration. Esquisse un sourire. S'il savait. Un soir, il a écouté les marins parler de Célesta qui s'étale sur son bras. Une sorcière. C'est vrai qu'elle était un peu inquiétante, sous ses longs cheveux noirs, un peu à part, mais elle était comme toutes les autres. Après le mariage, après l'enfant, elle ne voulait plus qu'il s'en aille si souvent, elle ne voulait plus rester seule. Mais la mer, c'était la vie de son mari. Alors elle avait rencontré un forgeron, les pieds bien ancrés à terre. La séparation avait été dure. C'était il y a longtemps.

D'un geste machinal, sa main effleure le médaillon qu'il porte autour du cou. Il se rappelle les larmes quand on le lui avait donné, les adieux qu'il n'avait pas pris au sérieux. Le médaillon froid dans sa main. Bien sûr que je reviendrai. Mais à 12 ans, on n'imagine pas les ruines quand on est enfin de retour, et la croix, hâtivement clouée, hâtivement plantée dans la terre meuble du petit cimetière. Maman, je suis parti par la mer, je t'ai abandonné par la mer. Je viens te retrouver maintenant. C'est mon dernier voyage. La Besogne laissera ses légendes derrière elle.


Texte écrit à l'occasion des Joutes Wattpadiennes (Au-delà). Merci pour vos retours!

Le MarinWhere stories live. Discover now