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Médée

Je me lève, marche dans les étroits couloirs du château, ma longue robe traînant négligemment sur les lourdes dalles de béton. La nuit fut froide et désagréable, les vieilles pierres n'isolant pas très bien et l'hiver approchant à grands pas. J'avance avec assurance et dédain vers mon destin, avec un calme tonitruant. Près de moi, la valetaille s'assèche à force de pleurer toutes les larmes de leurs corps, s'égosillant tapageusement dans un tumulte assourdissant. Tels des soldats ayant perdus leurs chef, ils s'affolent et se sentent déboussolés, privés de repères et ayant peur d'en créer de nouveaux. L'hypocrisie latente me contrarie au plus haut point : chacun sait que mon père n'était pas le plus bon des hommes, et ce, à cause de son égoïsme incommensurable et de sa paresse légendaire. En effet, on peut dire qu'il n'était pas le souverain le plus adulé : il n'était pas rare que la plèbe se plaigne de la misère, et il recevait parfois des menaces de mort, plus ou moins sérieuses, pour incompétence. Néanmoins, plaisantins ou non, mon père s'assurait toujours de les occire pour l'exemple, ce qui dissuadait, pour un temps au moins, toutes tentatives contre le pouvoir en place. 

-Mademoiselle !

Je me retourne et voit un domestique haletant, des gouttes de sueurs perlant sur son front et baissant son regard empli de tristesse. Ses habits, froissés par sa course, ne le mettent pas en valeur : le rouge  vif ne sied pas à tout le monde...

-Hum,...Je vous ai cherché partout.

-Eh bien, vous m'avez trouvé. Qu'y a t-il? je demande dans un mélange d'impatience et de mépris, faussement ignorante.

-Vous êtes attendue dans la chambre de votre père. 

Je pousse un soupir d'exaspération. Il est devenu difficile, de nos jours, de se lever nonchalamment sans être importunée par des questions d'Etat. 

Je le suis jusqu'aux appartements de mon père, appréhendant tout de même le moment fatidique de la dévolution de la couronne. Bien qu'il me soit impossible de faire machine arrière, je doute de la justesse de la décision que j'ai prise : accepter sous pression un devoir imposé par d'autres n'est pas chose aisée, mais il est néanmoins encore plus délicat de le remettre en question.

Ma mère, attendant ma venue au chevet de mon père, reste de marbre. Droite, ferme, le visage impassible, elle semble inébranlable. A ma vue, elle me jette un regard cinglant d'animosité. J'en déduis qu'elle m'en veut toujours... Je la dévisage avec le plus grand calme, d'un air impavide. J'ai appris à cacher ce que je ressentais depuis toute petite : contrôler l'image que l'on renvoie est essentiel pour garder la tête haute et affirmer son invincibilité.

Le domestique, gêné par l'ambiance pesante de nos jeux de regards, murmure d'une petite voix : 

-Euh...Votre père étant décédé, il convient comme convenu que vous assuriez la succession. 

Je lui réponds, poussant un soupir faussement désinvolte et désintéressé, ce qui ne manque pas de faire réagir ma mère, qui me fusille du regard :

-Soit, si c'était la décision de mon père, je ne peux que m'y conformer. 

Ma mère proteste d'une voix glacée et détachée :

-Tu devrais être contente. Nous savons toutes les deux que ça aurait pu se passer différemment. 

Je me retourne vers elle, outrée et cynique :

-Je te connaissais bien des défauts, mais la jalousie n'en faisait pour l'instant pas encore partie. Il est temps que je mette à jour ma liste... Tu sais, la convoitise avilie l'homme, donne naissance à la rancoeur et tue la part d'humanité en chacun de nous. T'affranchir de cette défaillance te rendrait sûrement plus cordiale et chaleureuse, ce qui, soit dit en passant, ne te ferait pas de mal. 

Ne changeant aucune expression sur son livide visage impassible, elle me rétorque d'un ton ferme et maître de soi :

-La primogéniture a toujours été une de nos règles concernant la passation de pouvoir. Et tuer ton frère ne fait pas de toi une héritière légitime : la dérogation que t'a accordée ton père fait de toi au pire, une criminelle, au mieux, une usurpatrice. 

Prise au dépourvue, je réfléchis quelques instants, avant de lui objecter :

-...Que tu cautionne ou non mon acte, en dépit d'un aîné, tu peux te contenter d'une cadette. Mon geste n'avait rien de politique, et tu le sais : je n'ai pas choisit de le tuer. Par ailleurs, tu sais très bien les conséquences que son assassinat a eu sur le peuple...et sur moi. Si c'était à refaire, j'hésiterais peut-être à deux fois.

Après un temps de réflexion, ma mère, quittant exaspérée la pièce, me jette, ironiquement:

-Assumer ses erreurs est le premier pas vers la rédemption.

Je souris, seule dans l'immense tombeau lugubre qu'est devenu la chambre de mon défunt père, avant de le quitter fièrement à mon tour, des larmes roulant sur mes joues. 



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⏰ Last updated: May 20, 2019 ⏰

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Sueurs FramboiseWhere stories live. Discover now