La pelle

Cela faisait si longtemps que je n'avais pas pris une pelle aux creux de mes mains. Entendre le bruit feutré du métal rouillé lorsque l'on fracasse l'outil contre une motte de terre. Sentir cette petite écharde malicieuse, qui reposait préalablement sur le manche en bois, s'infiltrer, tout doucement, innocemment, dans notre index, celui de la main droite évidemment. Apprécier la vue de ces toutes petites gouttes de sang, rouges, couleur grenat, qui résultent de cette réaction chimique, en somme toute logique : écharde + doigt = « Bordel de cul d'abeille, ça pique ! ». En me remémorant ce doux souvenir, d'une époque ô combien lointaine, j'en devenais presque nostalgique.

Devais-je sentir la culpabilité grandir en mon être, d'avoir osé abandonner cet outil, pourtant essentiel à mon existence ? Serais-je redevable envers ma pelle, de m'avoir permis, pendant autant d'années, et avec une fidélité infaillible, de faire ce processus de translation d'une masse indistincte de terre selon un vecteur V d'une certaine intensité, d'une certaine direction, d'un certain sens, débutant au sein même de mon espace vital, devant mes pieds pointure 42 ? Irai-je dans les abîmes de l'enfer, putride, fétide, impure, telle que je le suis devenue aujourd'hui, lorsque je répondrai présent à l'appel de la Sainte-Pelle, lorsque ma mort ne sera plus qu'inévitable ?

Je ne sais plus à quoi me raccrocher, qui peut m'aider, quel être, aussi infime et insignifiant soit-il, pourrait combler le vide creusé par l'absence de ma tendre pelle. L'envie de vivre a quitté mon enveloppe charnelle, et m'a abandonnée tel que je l'ai moi-même fait avec mon outil fétiche. Il ne me reste plus qu'à creuser ma tombe, m'abattre, m'éliminer, m'effondrer lourdement au fond de ce trou, afin d'espérer me faire pardonner à celle que j'ai blessée durant toutes ces années d'absence, toutes ces années où je n'étais pas présente pour la chérir, l'aimer...

Mais je n'ai plus de pelle.