Les Nuits de Budapest

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Elle l'avait vu à son regard, et pourtant elle ne l'avait pas cru. Il y avait eu, dans ses yeux perçants comme celui de l'aigle, comme un soubresaut. Comme un clignement à peine perceptible. Et pourtant, tout de suite, elle avait su. N'importe qui d'autre serait passé à côté; le détail était beaucoup trop subtil, mais elle, elle l'avait remarqué. Alors qu'ils se tenaient là, tous deux face à face, elle désarmée et lui la tenant en joue, elle avait saisi qu'il n'était pas comme tous les autres. Celui-là avait quelque chose de différent.

La froide pluie de novembre faisait briller le pavé de la rue, reflétant la lueur des réverbères. Le square était désert. Les restaurants et les pubs avaient fermé leurs portes depuis déjà un moment, et l'air froid de cette sombre nuit d'automne avait poussé les quelques flâneurs tardifs à rentrer chez eux.

Lui, celui qu'elle avait surnommé l'Américain, la poursuivait depuis des semaines déjà. Et il l'avait enfin cernée ce soir-là, alors qu'elle s'était fait avoir comme une débutante. Il était là, devant elle, la tenant en joue. On disait qu'au moment de notre mort, on voit défiler notre vie devant nos yeux. Mais tout ce qui traversait l'esprit de Natasha Romanoff en cet instant qui lui semblait plus long que l'éternité, c'était la surprise. « C'est donc ainsi que je meurs », avait-elle songé au moment où elle avait réalisé qu'elle était désarmée. Puis, elle avait croisé son regard. Et là tout avait changé.

Il ne tirerait pas.

Elle ne comprenait pas pourquoi, ou même ce qui pouvait lui passer par la tête. Il y avait en lui quelque chose qu'elle ne connaissait pas. Elle qui avait l'habitude d'être l'objet de tous les désirs voyait à ce moment une réaction qui lui était inconnue. Il n'y avait là ni pitié, ni envie. Et elle avait beau chercher, tenter de comprendre ce qui pouvait bien le retenir, ce qui pouvait l'empêcher de simplement tirer sur elle comme il aurait dû le faire, elle n'arrivait pas à lire l'émotion qui l'habitait alors. Elle le voyait là, debout devant elle, ses yeux fixés sur les siens et son bras tendu, prêt à mettre fin à ses jours, mais rien de toute son expérience d'espionne ne l'avait préparée à ça. Ce n'était pas de la pitié.

Il la comprenait. Il savait.

Et il demeurait là, immobile et silencieux, et plus les secondes d'égrenaient, plus son image devenaient floue. Plus l'intégralité de son être se fondait en une masse sombre et diffuse. Ne restait de lui que l'éclat de cette petite pointe qu'il tenait brandie vers elle. Une flèche. Une flèche sûre, qui ne tremblait pas, et dont elle savait maintenant qu'elle ne l'atteindrait pas non plus. Il ne tirerait pas. Ne mettrait pas fin à ses jours.

« Je peux te sortir de là. » avait-il fini par lui lancer de sa voix grave, la flèche toujours tendue vers elle.

Elle avait plissé le nez, surprise elle-même d'avoir laissé paraître la moindre émotion. Elle n'était pas comme ça. Ce n'était pas ce qu'on lui avait appris. Mais il lui avait fait perdre tous ses repères et elle avait maintenant l'impression d'avoir déjà tout oublié de sa vie.

« Je ne peux pas », avait-elle fini par lui répondre. Était-ce seulement elle qui avait prononcé ces quelques mots ? Elle ne se reconnaissait pas. Jamais Natasha Romanoff ne se laisserait embarquer ainsi. Jamais Natasha Romanoff ne baissait sa garde. Et pourtant...

- Et pourquoi pas ? lui avait-il demandé, comme s'il lisait dans ses pensées. Tu peux être tellement davantage que ce pourquoi ils t'ont formée...

- Pour faire quoi ? avait-elle lâché, hérissée comme un chat qu'on agresse.

- J'en sais rien. Ce que tu voudras. Quelque chose qui sera ton choix. À toi seule.

Les Nuits de Budapest [COMPLET]Where stories live. Discover now