Cold Cold Cold

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Dans la grande salle à manger aux murs de nacre, Jungkook fixe son reflet dans l'argenterie. Toute la famille mange le petit-déjeuner en silence. Oeufs, bacon, et croissants à la française. La plupart des plaies de son visage sont invisibles, et de toute façon, personne ne lui en voudrait. Un fils de bonne famille. Bonnes notes, bonnes fréquentations, disparaît de temps à autre mais finit toujours par revenir à la maison.

Ça enfle dans son crâne. Son père lit le journal en faisant des commentaires bien-pensants. Oui mais voilà, aujourd'hui, son fils est sur la une. Rouge. Bleu. Violet. Des silhouettes floues avec du feu au bout des doigts. De simples délinquants. Ça enfle, son cœur n'est plus si calme. Ne laisse pas tes instincts te dominer. De simples délinquants, des gamins qui ont mal tourné. Leurs parents doivent être de la même stature, ou en prison. Ce genre de déviance ça se transmet de génération en génération.

Tendre les doigts. Les replier. Sa petite sœur lui lance un drôle de regard. Si jeune. Est-ce que ça enfle déjà, derrière cette jolie innocence ? Jungkook n'arrive même pas à lui sourire.

- Jungkook, mon chéri, qu'est-ce qui se passe ?

Sa mère n'y peut rien, pourtant. Ce n'est pas de sa faute. Et un instant, Jungkook se demande si ça vaut le coup. De tout balancer dans les flammes. De foutre le bordel. Il veut juste qu'on lui foute la paix. Mais est-ce qu'il sait seulement ce que c'est, la liberté ? Et voilà que les larmes s'invitent dans ses yeux. S'échouent sur l'argenterie. Il avait peut-être un avenir, facile, pas de problème. Pas de question. Pas de couleurs. Comment a-t-il seulement pu croire qu'il l'aurait toujours ? Un garde-fou, au cas où.

D'un instant à l'autre, aujourd'hui, demain, pas plus tard sans doute. Il n'aura plus rien. Il ne sera plus rien. Tout un pan de son identité parti en fumée. La vile trahison. Tout ça pour quelques aventures, tout ça pour cracher sur l'argenterie, sur les croissants, sur la télévision du salon. Est-ce que ça valait le coup ?

- Jungkook ?

Il ne s'est pas rendu compte. Son foutu instinct, son foutu cœur trop fort. Son poing droit est serré autour du couteau à pain, à quelques millimètres de la table d'acajou. C'est trop tard. Le regard inquiet de son père est rivé sur lui. Il est incapable de le rassurer. C'est terminé. Il voudrait tout leur dire, pourtant. Mais à l'instant crucial, voilà qu'il est incapable de se justifier. Ils vont bientôt comprendre, ils vont bientôt savoir qui il est. Jungkook veut fermer les yeux. Il plante le couteau dans la table.

Sa mère pousse un cri, sa petite sœur le fixe avec des yeux ronds. Son père a l'air déçu. Déçu. Comme il voudrait leur dire, s'excuser. Il va tout détruire sur son passage.

- Ce n'est pas grave, Jungkook, retire ce couteau de la table.

- Je ne peux pas.

Il va l'avoir sa foutue liberté. Est-ce qu'il savait seulement le prix à payer ?

La sonnerie du téléphone du salon retentit. Jungkook saute de sa chaise pour aller décrocher. La voix d'Hoseok est étrangement calme.

- Barre-toi, Jungkook. Bonne chance.

Et il raccroche. Un coup d'œil vers l'entrée. Les ombres massives, déjà, derrière la porte. Ils n'ont pas déclenché les sirènes, ils ont sans doute déjà encerclé la maison, en silence. Ils voulaient le cueillir sans violence.

Une cruelle hésitation, mais il n'a plus le temps.

Jungkook soulève le deuxième coussin du canapé en cuir, prend son sac à dos et sa batte de baseball. Bientôt, bientôt tout sera calme. Il se dirige vers la fenêtre, grimpe sur le rebord. Son père lui saisit le bras d'une main forte.

- Jungkook, descend de là, on va t'aider.

Déjà, il lui pardonne. C'est insupportable.

- Je suis désolé.

Well it's cold, cold, cold

Cold inside

Darker in the day than the dead of night

Et il saute dans la pièce du dessous. Le bureau de son père. Il barricade la fenêtre en renversant la grande table. C'est maintenant. Le sang froid. Le téléphone sonne à nouveau, Jungkook ferme les yeux un instant. Et décroche.

- Jungkook, c'est toi ?

La voix ne se veut pas menaçante mais ils ne veulent pas négocier.

- Jungkook, rends-toi, on te fera pas de mal.

- Et vos fusils ?

Il gagne du temps. Dans le deuxième tiroir, la prison à perpétuité ou la liberté. Une bouteille remplie d'essence bouchée par du liège. Un peu de goudron. Un morceau de t-shirt imbibé. Il n'a plus rien à perdre et se jure de toutes ses forces que ce sera la dernière fois. Après, il se barre pour de bon. Il disparait de la surface terrestre.

- Rends-toi, Jungkook. Tu peux encore avoir des travaux d'intérêt général.

- On sait tous pertinemment que c'est faux.

Il n'a plus beaucoup de temps, ils vont entrer. Eux aussi, ils gagnent du temps. Jungkook sort le briquet de sa poche.

- Oui, c'est faux. Mais c'est quand même dans ton intérêt de sortir sans faire d'histoire. Ça aussi tu dois le savoir pertinemment, Jungkook ?

Un silence. Il allume la flamme, l'approche du tissu.

- Ok, je sors.

Le cocktail prend feu instantanément et Jungkook le jette de toutes ses forces vers le haut de la fenêtre, en priant tous les dieux qui vont se foutre de lui. Alors il court comme un dératé dans la pièce d'à côté et saute par la fenêtre. Les uniformes, dans le jardin, étaient seulement préparés à un gamin de dix-sept ans qui a fait une grosse connerie. Pas à une batte de baseball, un cocktail Molotov et autant de rage. Et Jungkook n'hésite plus.

Son cœur est calme.

C'est fini. Il n'y a plus rien à sauver.

Cold, cold, cold

Cold inside

Doctor, can you help me 'cause something don't feel right?

UltraviolenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant