Karadoc et l'interdit...

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Trois heures du matin, Karadoc sortait de la cuisine où il avait consommé sa traditionnelle collation comportant divers saucissons et fromages affinés que l'horrible puanteur aurait fait fuir n'importe quel être sain mais qui, aux narines de Karadoc, se rapportait à un délicat parfum. Il s'était étrangement hâté de finir ce repas et la précipitation ne lui avait pas fait remarquer ces bouts de croûte de munster coincés dans les interstices de sa tunique. L'homme déambulait d'un pas pressé dans les couloirs de Kaamelott avec une destination autant séduisante qu'inédite. C'était sa première fois. Il n'avait d'ailleurs ni prévenu sa femme, dame Mévanwi (la grosse morue), ni son fidèle acolyte et ami, Perceval le gallois (à moins que ce ne soit Provencal le gaulois je ne sais plus). Et pourtant, il partageait d'ordinaire tout avec ce dernier, comme par exemples l'efficacité avant-gardiste de la redondance du fenouil lors d'un éventuel combat lorsqu'on le tenait par la partie sporadique (ou boulière) ou encore la bonne cuisson d'un cochon de lait. Cependant ce secret-là était trop lourd à porter, il n'aurait pas pu se permettre de tout révéler à Perceval qui aurait peut-être, sous le coup de la pression, laisser échapper son projet d'escapade nocturne.

Son habituelle aptitude à se déplacer dans les couloirs du château la nuit pour ses collations se retrouvait déstabilisée par l'importance de son méfait. Ses sensations le perturbaient grandement : la boule dans son ventre était-elle composée d'angoisse ou était-ce simplement le rôti d'agneau aux herbes de cet après-midi ? Il essuya les quelques gouttes de sueur roulant le long de son front à l'aide de sa manche bordeaux tâchée de jus de viande : il se sentait coupable. Lui qui respectait d'ordinaire toutes les règles instaurées dans la forteresse (mis à part les restrictions alimentaires) se retrouvait brusquement en effraction du couvre-feu. Il s'arrêta progressivement, guettant dans le long couloir une petite salle difficilement repérable sans une attention certaine. Pensant à son alléchante promise, Karadoc s'arma de courage et d'une bougie qu'il alluma sur une des nombreuses torches crépitantes, et s'engouffra dans la pièce. Il posa sa main tremblante sur la poignée de métal qui s'en trouva reluisante de gras et de moiteur. Son envie grandissait... Et lorsqu'il se retrouva là, face à cette table de bois si simple, son cœur fit un bond. L'odeur lui chatouillait les narines, ses papilles gustatives s'étaient éveillées. Plus rien n'avait alors d'importance...

Le chevalier s'installa à la table tout en posant son cierge scintillant sur celle-ci. Le pot se situait là, devant lui, à portée de main. Ç'en était si simple que le doute revint le frapper comme un dernier avertissement : il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Cette aventure pourrait changer sa vie à tout jamais, peut-être à cause de cela il trouverait tout le reste plat et fade... mais il fallait tenter le coup ! Alors il rapprocha de lui un tas qui se trouvait être un sac contenant son fameux pain (celui qu'il faisait venir d'Aquitaine par bateau dans des compartiments spéciaux pour ne pas qu'il sèche). Il sortit la miche et en découpa un morceau à la main. Karadoc avait pris soin de sélectionner le meilleur pain de sa collection : sa croûte était grillée à la perfection avec de légères traces de brûlé deçà-delà car c'était comme cela qu'il l'appréciait. Le craquement divin que la miche émettait lors d'une délicate pression des doigts l'avait convaincu. Le grand moment était imminent : l'adrénaline se répandit dans le corps du chevalier quand il saisit avec une délicatesse que l'on ne lui connaissait pas le bocal posé face à lui. Il fit coulisser le fermoir isolant jusqu'à entendre le son libérateur de l'ouverture...

Le parfum atteignit ses narines si vite que la sensation fut renversante : un mélange subtil (si si c'est vrai) de viande, de forêt, de champignons mais surtout de gras ! Karadoc se munit de son couteau de première catégorie et le planta d'une manière solennelle dans la terrine. Il en déposa une bonne tranche sur son pain et après l'avoir humé, il ne put se retenir plus longtemps et ses lèvres humides de salive s'approchèrent pour enfin croquer dans cette tartine. Les senteurs explosèrent et se répandirent dans son palais, il put identifier des trompettes de la morts cueillies récemment en forêt mêlées au goût assez prononcé du sanglier sauvage. Karadoc prouvait une fois de plus qu'il ne servait à rien de savoir lire car son entraînement hors du commun lui permettait de décomposer les ingrédients d'un plat rien qu'en le goûtant. D'ailleurs, en dépit de ses exigences très élevées, il affirmait que cette terrine était de loin la meilleure qu'il n'avait jamais mangé de sa vie. Et s'il n'avait pas compris grand-chose à cette histoire de Graal, d'honneur, de vie éternelle et de sang du Christ, il sentait à coup sur que ce bocal à lui tout seul était le Graal (sauf si évidemment c'était une pierre incandescente mais aux dernières nouvelles ils étaient plutôt partis sur un récipient).

Le plaisir était tel que des exclamations de joie (dont certaines un peu ambigues) s'échappèrent de sa bouche, ponctuées de temps à autre par une réflexion faite à haute voix (« Cette terrine est grassement succulente. » ou « Je tuerais pour ne déguster ne serais-ce qu'une seule bouchée supplémentaire de cette divinité. » pour ne citer que ces exemples). Cependant, la vigilance du bougre en était considérablement affaiblie et il en oublia même d'être discret. Ce qui, couplé à un mauvais timing, alerta notre bon Roi qui passait par là. Et, surpris en flagrant délit de gourmandise (ou de luxure à ce stade-là c'est finalement assez rapproché), Karadoc fut tout d'abord surpris par le bruit de la porte puis devint très gêné en apercevant qui se trouvait sur le seuil.

« Sire ? demanda maladroitement le chevalier en retirant la tartine de sa bouche grande ouverte.

- Karadoc ? Mais qu'est ce que vous foutez là ?! »

Arthur, encore décoiffé et tout engourdi de sommeil, vit dans les yeux de son chevalier qu'il cherchait ardemment une réponse décente à fournir et décida de le laisser galérer un peu. Finalement après quelques bafouillages assez pitoyables (Karadoc avait même pensé à dire qu'il avait glissé et était tombé dans cette pièce et que par pur hasard il avait aperçu cette terrine mais il s'était dit que même si c'était une très bonne excuse, il était probable qu'Arthur ne le croit pas), il proposa au Sanglier de Cornouaille de goûter sa terrine spéciale (au sanglier quelle belle coïncidence!).

« Pour me faire pardonner, Sire, je suis vraiment désolé mais je ne peut pas résister à ça...

- Bon. Écoutez-moi bien Karadoc mon vieux, dit le Roi qui commençait à en avoir plein la courge de ces histoires, vous traînez où vous voulez, quand vous voulez et avec qui vous voulez, je peux vous assurer que j'en ai plus ou moins rien à carrer ! Tapez-vous votre femme, des bonniches, le tavernier ou bien du pâté, je m'en contrecarre le bourrichon ! Du temps que vous le faites en SI-LEN-CE ! »

Sur ce, Arthur s'en alla vivement pour aller se coucher (parce qu'il en avait plein les pattes aussi) en claquant la porte pour manifester son mécontentement. C'est à peine s'il entendit Karadoc bougonner avec vigueur.

« Sire ! Je peux pas vous laisser dire ça ! C'est pas du pâté, c'est de la terrine (et de loin la meilleure) ! Rien à voir ! »

OS - Karadoc et l'interdit...Where stories live. Discover now