L'arbre fantôme

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Je regardais de vieux albums photos, stockés sur mon ordinateur, au fond d'un disque dur, et dont on pouvait comme sentir la poussière humide et odorante, celle des souvenirs d'outre-tombe, celles des disparus et parmi la cohorte de fêtes, de repas, et de voyages, parmi la foule des visages polis de la bourgeoisie rémoise, serre-têtes catholiques, visages graciles et chastes chemises, je finis par retrouver une photographie qui soudainement plongea mon esprit dans un océan contradictoire de perplexité et de mélancolie.

Il n'y avait qu'une personne sur ce cliché, un jeune homme, en polo et jean, qui tenait une boule de bowling à la main et prenait la pause avec un sourire de fierté. Avec sa chevelure blonde, son regard bleu - mais qui sur la photographie se teintait de reflets noirs, je l'imaginais en cet instant heureux, alors qu'il ne l'était pas, et j'avais toutes les peines du monde à me souvenir de l'endroit et du moment où j'avais immortalisé cette image, et peut-être d'ailleurs était-ce un tiers qui se trouvait là et qui avait pris la photographie. Car, en parcourant les autres clichés de la série, je retrouvais les visages familiers de mes amis de jadis. Ils avaient vieilli et désormais peu d'entre nous nous fréquentions encore, tout au plus, nous croisions nous lors de rares fêtes, le temps d'un mariage, et de tous ces rituels sacrés. Nous nous étions rendus dans ce bowling pour une raison que j'ignore, probablement l'un de ces rituels sacrés, un anniversaire, huit ou dix jeunes lycéens venus pour s'amuser, pour s'arracher du domicile familial, pour vivre la liberté promise de l'adolescence.

Mais je revenais à ce visage mystérieux. La photographie n'était pas d'une grande qualité et elle ne reflétait rien des détails de sa peau et de la finesse de ses traits et j'avais toutes les peines du monde à me rapprocher de celui-ci que je me figurais dans mon esprit. De lui, je n'avais plus dans ma tête que des traces ténues, des impressions vagues, à demi-effacées, comme une de ces photographies des temps anciens où l'humidité finissait par ronger le film plastique, et déteindre les couleurs des encres. Mais c'était une photographie rangée dans un ordinateur. Son sort serait donc celui des albums photographiques qu'on oublie dans la cave lors d'un déménagement ; elle sombrerait, dans les entrailles de la machine, broyée et au détour d'un circuit électrique devenu obsolète, elle disparaitrait, sans copie, à jamais.

Je n'avais aucune autre photographie de lui. Tout son visage, sa réalité physique, se tenait là, sur cet insignifiant cliché. Il me fallait composer avec et composer aussi avec le chagrin qui m'assaillait lorsque je repensais à lui, et la honte surtout, la honte de l'avoir oublié.

Mon esprit tout entier, par volonté de me préserver sans doute, s'était échiné à l'oubli. De toute cette période je n'avais plus que des bribes, des fragments, comme si je m'étais saoulé de chagrin, jusqu'à ce le souvenir s'efface par l'ivresse ou par les larmes. Quinze ans plus tard, sans doute ais-je minimisé le poids de ce souvenir, combien ce moment m'avait coûté, avait compté dans mon adolescence, comment il avait bouleversé l'ordre même des choses, jusqu'à dissoudre l'unité familiale.

Je me rappelle encore la réaction de ma mère, lorsqu'elle l'a su. Elle avait pleuré toutes les larmes de son corps, un chagrin immense, disproportionné l'avait envahi. Elle ne le connaissait pourtant pas beaucoup. Tout au plus était-il venu une ou deux fois à la maison. Mais elle avait pleuré comme s'il s'était agi de son propre fils et surtout je crois qu'elle avait pleuré beaucoup pour moi, par procuration, car j'étais incapable de la moindre larme. Je n'ai pas pleuré, en tout cas pas tout de suite, car la réalité de la chose me paraissait si abstraite, si impossible. À cet âge-là, je devais avoir seize ans, la mort n'existe que dans les livres. Tout le reste de cette période, dont je ne garde en moi presque rien, le cœur vide, essoré peut-être, ne fut qu'une grande confusion. Le lycée, ébranlé, la classe défaite, les professeurs désarmés. J'avais retrouvé après cette nouvelle la bande du bowling, et ce souvenir-là était plus net, presque acéré, sur un pont qui enjambait le canal de la Vesle. Nous étions accoudés aux rambardes, et nos visages n'avaient pas la joie des photographies que j'ai conservées de nous. Un de mes meilleurs amis de l'époque pleurait. Il tentait de retenir les larmes, mais sur son visage poupin, rougi par le froid, le sel imprimait comme des lacérations, joues griffées par la tristesse. Je ne me rappelle plus vraiment qui se trouvait sur ce pont, si ce n'est deux trois visages, mais je pourrais reconstituer la scène, il ne pouvait s'agir que de son cercle proche, soit ceux qui étaient dans sa classe, soit ceux qui le fréquentaient à la récréation. L'un d'entre eux prit la parole, c'était du groupe le plus sage et plus mûr, un garçon brillant, qui déjà se distinguait de tous les autres en raison de ses facultés intellectuelles, de son sens de la conciliation et sa maturité. Moi je n'étais capable de rien. Toute mon existence ressemblait à une vaste apathie, à une paralysie du cœur. Il avait parlé aux parents, pris les renseignements.

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⏰ Last updated: Nov 02, 2021 ⏰

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