Tant qu'il y aura Noël

3 - Atteinte partielle des objectifs

L'état de légère euphorie dans lequel baignait Chloë dura le jeudi, le vendredi... mais lorsque le samedi arriva, elle se demanda si elle avait par erreur inversé son karma. Elle ne croyait pas en ce genre de choses, mais tout de même, une telle succession de malchance, ça ne s'improvise pas. La guigne commença dès le matin, lorsque Parker vint récupérer un Léo tout heureux de voir son père. Son ex fut désagréable à la limite de l'agressivité, suggérant que leur fils avait certainement besoin d'une "bonne pause" de sa mère, et mit les nerfs de Chloë à vif. Elle dut faire appel à tout son self-control pour ne pas s'énerver devant Léo, dont le regard allait de l'un à l'autre de ses parents avec inquiétude. Pourquoi Parker, qui avait été si affable encore quelques jours auparavant, se montrait désormais aussi détestable ? Chloë n'avait aucune intention de s'appesantir sur cette question mais son moral en avait pris un coup.

Elle avait prévu de faire ses courses en tout début d'après-midi, lorsqu'il y avait un peu moins de monde dans les magasins, les gens prenant encore leur déjeuner. Cela n'empêcha pas que, toujours contrariée par l'altercation de la matinée, Chloë oublia plusieurs fois des articles en suivant mal sa liste de courses et dut arpenter deux fois le magasin d'un bout à l'autre.

Quand enfin elle se présenta à une caisse, l'homme devant elle était d'une lenteur exaspérante. Même l'hôtesse de caisse semblait avoir des difficultés à contenir son exaspération. Chloë saisit le petit panneau "client suivant" et le posa sur le tapis roulant dès que l'hôtesse commença à le faire défiler. Aussitôt le bonhomme se retourna et beugla contre Chloë, assenant qu'elle n'avait aucun respect et qu'elle attendrait le temps que ça lui plairait. Elle détestait qu'on lui crie dessus. Elle se sentit devenir très rouge, une chaleur honteuse lui brûlant les joues, ses mains devenues moites. Alors qu'elle n'était pas en tort, elle bredouilla ce qui pouvait passer pour des excuses et baissa la tête sur son caddie, mortifiée. Elle évita le regard de toutes les personnes alentour lorsqu'elle put enfin régler ses achats après le départ du mufle. Si elle s'était redressée et avait osé toiser les autres, elle aurait certes croisé quelques regards emplis de curiosité un peu malsaine, mais aussi des œillades compatissantes ou bienveillantes.

Elle se secoua en sortant du magasin, redressa le buste et la tête, et prit de longues respirations. Sous une pluie fine et tandis qu'elle se dépêchait de charger ses courses dans le coffre de sa voiture, son téléphone sonna. S'empêtrant dans les pans de son manteau, elle décrocha sans prendre le temps de vérifier l'appelant, de peur de manquer l'appel.

— Allô ? dit-elle enfin, l'appareil coincé entre son épaule et son oreille pendant qu'elle manœuvrait difficilement le caddie pour le remettre sous son auvent.

— Allô ? Allô ! Chloë ? fit une voix autoritaire dans son tympan.

Elle se figea. Non non non non non. Pourquoi ai-je décroché sans regarder ? TOUJOURS regarder avant de décrocher !

— Oui maman...

— Ah, ce n'est pas trop tôt ! J'ai cru un instant que tu refusais de répondre !

— Pas du tout, répondit Chloë de la voix sans timbre qu'elle adoptait toujours quand elle devait parler à sa mère. Je suis en courses, voilà tout. D'ailleurs ce n'est pas très pratique, il vaudrait mieux que je raccroche et que je te rappelle à un meilleur moment.

— Tu as fini là ?

— Euh... oui, je suis sur le parking, répondit Chloë, qui avait toujours eu du mal à mentir.

— Eh bien c'est parfait, tu peux mettre le Bluetooth dans ta voiture.

C'est ainsi que pendant qu'elle conduisait, sa mère la bassina avec la fille de sa copine Bidule qui a épousé un médecin, un adjoint au maire en plus, et bla et bla et bla. Et elle, Chloë, quand se déciderait-t-elle à avoir une vraie vie ? Elle ne pouvait décemment pas continuer à élever son fils toute seule. À cette phrase, le calme de façade de Chloë se fendilla.