𝐈𝐕. 𝐋os barbudos del primer piso

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IV

Le premier étage, par son isolement, son peu d'intérêt, sa très faible fréquentation par d'autres organismes évolués que les autochtones et son dénuement total de machine à café, était considéré comme une zone sauvage dans toute l'entreprise depuis qu'un type du cinquième avait obligeamment fait remarquer qu'une flore plutôt malvenue commençait à pousser sous la porte du couloir. En fait, c'était l'effet escompté puisque pas mal de rouges (rouges = employés du premier ; les rideaux chez eux étaient d'un écarlate triomphant et ils en avaient fait des tenues de combat) avaient poussé le ficus des lavabos à l'entrée du corridor, avec, en vrac, des meubles, des cartons, des bureaux maintenant inutiles à leur sens, des rouleaux de papier à réunion, quelques chaises en plastique et une quantité quasi obscène de boîtes de trombones, pour faire bonne mesure.

Vendredanche n'était ni rouge ni du premier étage et d'ailleurs il n'était pas grand-chose d'effectivement clair, mais il aimait bien le coin et les gens qui y vivaient, aussi y faisait-il souvent des excursions rapides, presque une fois tous les trois jours. Il avait le coup pour se faufiler entre les meubles empilés juste derrière la porte et après un certain entraînement ça ne lui posait plus le moindre problème.

Un silence inhabituel régnait au premier. Le jeune homme se dégagea d'une chaise en plastique et fronça les sourcils. Même si les rouges ne se caractérisaient pas par leur hospitalité maladive envers les nouveaux venus, la plupart du temps, au moins un type à la vue légèrement basse faisait l'effort de vous tirer dessus à vue avec une agrafeuse avant de vous reconnaître, de se répandre en excuses et de rameuter tout l'étage. Vendredanche fit quelques pas dans la moquette poussiéreuse, sur ses gardes.

« Vendredanche ! » fit une voix de flûte de terre, au bout du couloir.

Le soulagement l'étreint, au même moment qu'une fillette à la tunique elle aussi vaguement médiévale surgissait de l'angle et courait vers lui.

Lily (Conina Merry Battle@x) était née six ans plus tôt dans la salle de la photocopieuse de manière aussi fortuite que malheureuse, alors que sa mère qui n'y mettait jamais les pieds y avait fait une rapide descente histoire de s'y cacher suite à un raid ayant plus mal tourné que d'habitude. Les rouges, qui n'avaient pas grand-chose d'autre que des agrafeuses et des meubles en plastique, avaient une sérieuse tendance à se peindre des trucs sur la figure et débouler n'importe comment dans les bureaux des autres, histoire de rigoler. Ce jour-là Vendredanche qui débattait avec sa photocopieuse d'une réplique précise de Star Wars avait vu une femme d'une trentaine d'année, enceinte jusqu'aux yeux et vêtue de ce qui lui semblait être de manière assez éhontée un cosplay de Sarah Connor, défoncer en clair la porte de la petite pièce et se jeter dans un roulé-boulé derrière une armoire. Peut-être le roulé-boulé était-il de trop, le fait est qu'une demi-heure plus tard Vendredanche faisait le serment solennel de courir le plus vite et le plus loin possible si jamais il venait un jour à apprendre une paternité imminente et surtout de s'enfuir la prochaine fois qu'une femme enceinte viendrait rejouer Terminator dans son salon. Deux heures plus tard, Lily (Conina Merry Battle@x) était emballée dans un bout de rideau et de papier à imprimer, puis rejoignait le premier étage dans les bras du stagiaire, pour être remise à son père qui commençait franchement à s'inquiéter. Si « Lily » avait été l'idée de Vendredanche qui trouvait ça relativement mignon et passe-partout, le reste était du cru du paternel, un type nonobstant fort sympathique qui semblait vivre dans un monde parallèle la plupart du temps. Rafaíl Artis avait rencontré celle qui serait sa compagne lors d'une Comic Con particulièrement déchaînée trois ans avant la naissance de leur fille dans un carton à papier d'imprimerie, et ne lui avait adressé la parole que parce que son cosplay de Conina était particulièrement convaincant. Elle-même n'avait répondu que parce qu'il s'était déguisé en Rincevent et que sa tenue était plutôt bien fichue. Par souci de savoir-vivre ils avaient déclassé Battle@x au troisième rang mais ça n'avait pas été une mince affaire, d'autant que, sans l'intervention ingénieuse des arguments sociaux classiques de Vendredanche, ça n'aurait pas été une affaire du tout. Assez naturellement le stagiaire s'était donc retrouvé affecté au rôle de parrain/oncle/ami de famille et ça lui allait tout à fait.

La fillette déboula dans le couloir, lui jeta un sourire aussi désarmant que vidé de la moitié de son contenu solide et se jeta à son cou.

« T'avais promis que tu viendrais, et une promesse, c'est une promesse, oui ? »

Il y avait presque un genre de menace sous-jacente là-dedans aussi Vendredanche réaffirma-t-il très sérieusement sa position.

« Vendredanche ! »

Un type venait de faire son apparition à l'angle, une agrafeuse dans une main, vêtu d'un plagiat plutôt insolent d'un genre de pot-pourri de tous les cosplays de RPG jamais réalisés. La trentaine déjà atteinte, les cheveux bouclés en pétard à peu près comme si on y avait fait délibérément exploser une bombe H, Rafaíl Artis avait tout du geek réalisé jusqu'à la marque de clavier imprimé sur le haut de la joue. Vendredanche lui sourit, décrocha Lily et lui fit signe de la main.

« Je ne voyais personne, j'avais commencé à m'inquiéter » expliqua Vendredanche.

Rafaíl rattrapa Lily et se racla la gorge.

« C'est normal » acquiesça-t-il avec le rictus triomphant du joueur qui a caché pendant toute la partie un jeton Pacman de vie supplémentaire dans sa manche et s'apprête à le jeter en-travers du plateau, « on a organisé un raid au cinquième. Pour faire sauter l'embargo du café, tu vois. »

Vendredanche pâlit.

« Un raid ? » répéta-t-il d'une voix blanche.

« Oui, bien sûr » exulta Rafaíl. « On leur vole la machine à café. Tout a été organisé au poil de troll près, tu sais. Et puis, arrête de paniquer : c'est pas avec Bleuchardon qu'on subira des représailles. Il nous a toujours bien aimés, le vieux, hein ? »

Vendredanche reconnecta enfin l'image du PDG avec son rôle effectif, croisa ses sources, comprit la situation d'instinct puis — seconde baffe — par la logique même des choses et décida de paniquer :

« Rafaíl » paniqua donc Vendredanche en l'attrapant par les épaules d'un geste brusque, « Bleuchardon est mort, je viens de l'apprendre, c'est Trompe qui dirige le cinquième maintenant ! »

Rafaíl fronça les sourcils.

« Mais c'est n'imp... » commença-t-il, mais Vendredanche le coupa en le poussant en avant :

« Il faut se dépêcher ! » hurla-t-il. « Lily, ton père et moi partons au cinquième ! Reste ici ! Tu sais quoi faire s'il y a un problème ! »

Lily (Conina Merry Battle@x) n'en avait aucune idée mais elle hocha résolument la tête quand même. Rafaíl lui n'en menait pas large, cependant je suis au regret de vous dire que cela n'eut pas grande influence sur la chose, puisque Vendredanche l'avait saisi par le bras et fonçait tête baissée vers la pile de chaises en plastique.


CHRONIQUES DE LA CHMOUF [🥈 aventure : Watt'cheers Snowflake 2022]Where stories live. Discover now