"Jennings !"
"Jennings ! Hey, je vous parle !"
Lisa Jennings, vingt ans, trois mois et dix-huit jours, cligna des yeux trois fois avant de regagner la réalité. Son patron faisait de grands gestes de la main pour la tirer de son rêve éveillé. Elle releva la tête doucement, et aussitôt son patron se lança dans une longue diatribe.
"Jennings, rappelez-moi, qu'est-ce que je vous ai dit à propos du système de rangement ?? Pour la dernière fois, ici c'est mon magasin, alors on respecte mon système de rangement des produits ! Et toujours à bailler aux corneilles, c'est pas possible. Sérieusement, Jennings, si vous voulez garder ce job, va falloir faire mieux que ça et vous impliquer un peu plus !"
Lisa ne répondit pas. Elle se contenta de hocher la tête d'un geste rapide, avant de revenir à ses conserves de petits pois. Cela faisait deux mois qu'elle travaillait dans la supérette de son quartier, et elle n'arrivait toujours pas à apprécier son boulot. Elle faisait de son mieux, mais elle ne comprenait pas toujours tout, notamment pourquoi le patron s'obstinait tant à ranger les produits en fonction de leurs code-barres et non en fonction de la date de péremption. Dans son petit appartement, quelques rues plus loin, tout était ordonné. Chaque bocal avait son étiquette, chaque produit périssable était ordonné par couleur, type, et date de péremption. Il n'y avait pas un grain de poussière non plus, contrairement à ces étagères de supérette nettoyées une fois par mois.
Après une longue journée de travail ponctuée par les vociférations du patron, elle regagna donc son appartement, baissa les volets en laissant exactement 3 centimètres d'ouverture, fit réchauffer un peu de soupe en brique et s'installa sur son canapé beige.
Lorsqu'elle eut fini sa soupe, elle concentra son regard ambré sur le mur blanc de l'autre côté de la pièce et laissa son esprit divaguer. Petit à petit, le monde autour devint flou et lointain, incohérent et inaccessible. Elle ferma les yeux, et lorsqu'elle les rouvrit, elle était ailleurs.
Dans son monde à elle. Le monde imaginaire qu'elle s'était créé depuis toute petite et qui lui avait valu tant de remarques désobligeantes et méprisantes de la part de toutes les familles d'accueil par lesquelles elle était passée. Elle n'était jamais restée plus de quelques mois dans chaque famille. Ils ne comprenaient pas son comportement, ses TOCs, ses rêves éveillés. Ils ne voulaient pas comprendre.
Malgré les remontrances, Lisa avait continué à se réfugier dans son monde. C'était un endroit sûr, calme et apaisant. Elle pouvait créer tout ce qu'elle voulait là-bas. Par exemple, elle s'était employée à construire une sorte de cocon doux, dans une forêt verdoyante et paisible, juste à côté d'une rivière d'eau claire dont le bruit facilitait sa concentration et son apaisement.
En dehors de sa forêt, il y avait tout un monde. Des vallées verdoyantes peuplées de créatures improbables, des îles flottant dans les airs sans qu'une activité magnétique particulière ne soit à l'œuvre.... Ici, tout était hors du commun, tout était différent de ce qu'on trouvait sur Terre, et pourtant tout était parfait, rien ne changeait jamais.
En dehors d'elle, il y avait d'autres habitants dans ce monde imaginaire. Elle n'avait pas souvenir de les avoir créés, mais ils ne la dérangeaient pas. Leurs esprits fonctionnaient presque comme le sien. Chacun avait sa partie du monde, qu'il arrangeait à sa façon, et une fois que tout était établi rien ne changerait plus. Cette absence de changement était apaisante comparée à l'agitation, la frénésie du monde "réel".
Ce monde était son réel foyer. Elle quitterait sans regret le monde réel pour s'établir ici si elle pouvait. Et puis, même si elle ne se souvenait pas avoir créé les autres habitants de ce monde, elle aimait bien leur compagnie. Au moins, elle n'était plus seule.
Et parmi ces autres habitants, il y avait Adam.
