Chapitre 2 : RÁN

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13 mars 

J'aime mon métier, mais ce que j'aime le moins, c'est la suppression des poches. En tant qu'ostréicultrice, c'est une étape importante mais fastidieuse. Retourner les casiers remplis d'huîtres sur les tables est une opération lourde. Par chance, je ne fais pas ça tous les jours. Ce matin, je donne un coup de main à mon père, Vincent, chef de l'entreprise familiale. Toute sa vie, il a vécu dans ce monde à part. Idem pour mes frères et moi. Hormis mon plus jeune frère Nérée qui veut faire carrière dans le tourisme. Doris, mon ainé, et moi suivons les traces de mon père, mais c'est à moi que reviennent les responsabilités. Je suis en voie de remplacer mon père. Il n'est pas près de prendre sa retraite mais je vois, au fil du temps qu'il travaille plus lentement, que Doris qui lui charbonne. En temps normal, c'est lui qui aurait dû prendre le flambeau familial, mais ce dernier n'ayant qu'un seul bras depuis sa naissance, ne peut effectuer toutes les tâches. Le fait de gérer nos salariés lui font peur. Il faut avoir les pieds sur terre et les jambes dans l'eau, comme dit mon père. C'est pour cela que mon père a décidé de me confier cette future responsabilité. Mon frère et moi avons décidé, d'un commun accord, qu'il passerait une bonne partie de son temps à faire les papiers et les factures afin de soulager ma mère Françoise dans sa gestion d'entreprise. Ça lui permet de se ménager, surtout depuis qu'elle nous a fait une frayeur l'année dernière. Alors que tout allait bien, elle a fait un AVC. Par chance, sans trop de conséquences mais depuis nous la ménageons.

Je retourne, avec l'aide de mon père, chaque panier tout en échangeant des banalités.

― Tu as vu le père Rodolphe ?

― Il a fait quoi ce coup-ci ?

― Madame Mutin m'a dit qu'elle l'avait retrouvé dans son jardin à boire l'eau du bassin à poissons.

― Oh beurk, m'exclamé-je.

J'aime ces potins sur l'île. Ça permet d'entretenir un lien social. Chacun raconte sa vie ou les rumeurs ou les quand-dira-t-on. Ça m'amuse. Et en même temps, ça me fait rire. Tout se sait ici. Mais vraiment tout. Si tu fais un impair, tu n'as plus qu'à déménager. C'est ce qui a failli arriver il y a presque vingt ans de cela. À chaque naissance de mes frères et moi. Ayant des prénoms de dieux et déesse, nous avons fait jaser l'île d'Oléron. "Oh malheur, une fille est née et s'appelle Rán." Pfff que des vieux de la vieille. Par chance, mon père n'a pas lâché l'affaire, allant jusqu'au tribunal afin que je puisse garder mon prénom ; je ne regrette pas. Cela fait de moi quelqu'un d'original et d'unique. Tout le monde me connait et je connais tout le monde. Enfin... Presque.

― Salut Rán, entends-je dans mon dos.

Je me retourne et aperçois Nérée.

― Salut frangin. Quel bon vent t'amène ?

― Je venais voir papa.

J'opine du chef et le laisse discuter avec notre paternel. Cela me permet de m'octroyer une petite pause. Je ne crache pas sur un temps de répit. Je charbonne toujours et je ne pleure pas à la tâche, mais je ne dis jamais non à un petit temps mort.

La matinée passe à une vitesse affolante et je repars sur ma bicyclette pour rejoindre mon petit chez moi. C'est assez modeste, mais je m'y sens bien. J'ai ce qu'on appelle communément une maisonnette, mais pour moi seule, ça suffit amplement. Mais avant, j'aime rejoindre le port avant de rentrer chez moi afin de réfléchir ou me vider la tête. Quand j'arrive à destination, je m'assois sur la corniche et observe l'infini. L'odeur iodée envahit mes narines, les mains posées sur le béton du quai, j'inspire cette effluve que j'apprécie par-dessus tout. Je l'aime encore plus en pleine mer avec le vent en pleine face. Un joyeux combo qui m'enivre et me transporte en m'apportant une sérénité que je ne retrouve nulle part ailleurs.

Dans mes pensées, je fais abstraction de ce qui m'entoure sauf qu'en j'entends :

― Bonjour Rán.

Je n'ouvre même pas les yeux et lève la main pour saluer cet habitant. Si je m'obligeais à me retourner à chaque fois, j'aurai pas fini. Tous me connaissent donc aucune surprise.

Mon ventre gargouille et me rappelle que c'est l'heure du déjeuner ; j'inspire profondément une dernière fois avant de me relever. Je scrute une dernière fois la mer et mes yeux s'arrêtent sur un déchet proche de moi.

― Mais purée, c'est quoi ces dégueulasses ? hurlé-je à moi-même.

C'est plus fort que moi, je déteste tous ceux qui polluent l'environnement et surtout la mer, alors je tends la main difficilement en ramassant la bouteille transparente et sale. Je peste à nouveau pour la forme car ça ne changera pas la donne. Les pollueurs sont des fainéants qui ont la flemme de mettre leurs détritus dans une poubelle. On devrait pouvoir leur mettre un petit coup de taser pour la forme, tiens ! Je me relève, époussette mes genoux et me redresse. Je marche jusqu'à la prochaine poubelle et vais pour la jeter ; quand j'aperçois un objet à l'intérieur. Surprise, je la rapproche de mon visage pour comprendre ce qu'il y a dedans. Un papier ! J'arque les sourcils en me disant : mais qui fait encore ça ? Qui met des petits mots dans des bouteilles pour faire passer des messages ? Quel pollueur a décidé de faire ça sans réfléchir aux conséquences ? Qu'est ce qu'il en serait devenu de cette bouteille si elle n'était pas arrivée ici et que je ne l'avais pas ramassée ? Sachant qu'il faut quatre milles ans pour que ça se dégrade ! Oui, oui, vous avez bien lu. Donc s'il vous plaît, ne jetez rien par terre, les humains sont suffisamment sales pour que vous continuez leur bêtise.

J'ouvre le bouchon par curiosité, mais celui-ci est bien scellé. J'ai beau tirer comme une brute, impossible de l'enlever. Intriguée malgré tout, je la ramène chez moi en la déposant dans le petit panier de mon vélo. J'enjambe mon canasson sur roue et file direction mon pied à terre.

Arrivée à destination, j'ouvre mes volets afin de faire pénétrer la lumière sur les murs blancs de mon salon. Étant partie très tôt ce matin et ... un peu à la bourre, soit dit en passant, j'ai omis de les ouvrir.

Je ressors récupérer mon nouveau bien et ouvre le garage pour y prendre une pince. Celle-ci m'aide aisément pour retirer le bouchon. Le BLOP s'entends, mais y aura pas de "et glou et glou...". Je renverse la bouteille, impatiente de découvrir le message, si tant soit peu qu'il y en ai un. J'ai beau secouer mais rien ne vient. Le papier bouge mais, est trop déplié pour passer par le goulot. Le destinataire n'aurait pas pu mettre une ficelle ou un élastique franchement ? Hum, je réfléchis afin de trouver le meilleur outil qui m'aidera à enlever ce fichu bout de papier. La main sur le menton, je scrute mon garage en regardant les outils accrochés sur mon pan de mur. Mais rien n'est assez long pour pouvoir crocheter le papier et le faire glisser à travers cette maigre ouverture. Je ressors du garage et me stoppe net. Et si je cassais la bouteille ? me demandé-je. Ça me fait un peu suer de ramasser les petits bouts de verre après cela. Je retourne chez moi et fouille dans les tiroirs de la cuisine. J'essaie des couteaux mais qui ne me donnent pas assez d'aisance pour choper quoi que ce soit. Ensuite, j'utilise une baguette chinoise qui m'aide assez bien. La langue mordue et pendante, cramponnée à la bouteille, je la glisse tant bien que mal pour chopper ce fichu parchemin. Après de nombreuses tentatives et essais, j'y parviens enfin.

― Oh bon sang ! ne puis-je m'empêcher de dire. Alors qu'est ce qu'il y a d'écrit ?

Je déplie le papier et le message me statufie. Ma respiration est arrêtée, et tout ce qui se trouve autour de moi s'effondre.

Un océan entre nousWhere stories live. Discover now