49. August

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Les réunions étaient la plaie de leur boulot. Indispensables et barbantes. Quand on était jeune agent, personne ne vous avertissait que monter dans la hiérarchie signifiait de plus en plus d'heures enfermé dans une petite pièce, autour d'une table, avec une demi-douzaine de collègues, pour palabrer. S'il avait su, August aurait été moins utile, moins doué, moins efficace. Il aurait fait profil bas pour rester aux étages inférieurs. Mais dans le même temps, la machine des services secrets juvéliens avait besoin d'hommes comme lui : intelligents, impliqués, capables de voir ce qui devait être fait et comment le faire. Il n'en vomissait pas moins les réunions.

C'était sans doute son unique point commun avec Kerun, ce maudit animal, qui s'estimait au-dessus de la masse humaine et consentait à les gratifier de sa présence. Il se pensait sûrement illisible, avec son faciès d'elfe trop lisse, mais August savait exactement ce qu'il pensait : qu'il avait mieux à faire que de se trouver là, avec eux, à discuter de sujets soporifiques.

August partageait cet ennui mais lui, au moins, était concentré. L'elfe était ailleurs. Il pouvait faire semblant de s'intéresser à la conversation, ça se voyait quand même. Ailleurs, distrait, par moments agacé. Il voulait que ça se termine. Faussement concerné. Et ça se donnait de grands airs.

Si August avait été le chef, il l'aurait depuis longtemps fait rentrer dans le rang, mais Nora l'avait à la bonne. Son petit elfe favori, l'agent parfait, qui bossait vingt heures par jour et se présentait sur tous les fronts. Nora était séduite, mais par quoi ? Bosser vingt heures ne signifiait pas bosser « bien ». La quantité était une chose, la qualité était primordiale.

Mais voilà, au moment où il avait fallu se choisir un chef, au lendemain de toute l'affaire Koneg, August avait senti venir le piège... Les paperasses, les discussions interminables, le vent brassé, les rendez-vous ici et là, les comptes à tenir, les décisions à prendre, et il s'était caché sous la table le temps que Nora soit désignée. Il était plus âgé qu'elle de trois ans, avait un peu plus de métier, un peu plus de plomb dans la tête, mais il devait respecter son autorité. Il le faisait. Elle n'était pas mauvaise, mais elle avait ce petit côté sentimental typiquement féminin qui la rendait aveugle aux excès de l'elfe. Peut-être qu'il lui plaisait. Mais comment pouvait-on, réellement, s'intéresser à une créature aussi difforme ? Il lui manquait une tête et trente kilos.

Il était question de modifications dans le règlement d'accès aux salles de téléportation. Coûteuse et désagréable, la méthode était rarement employée, mais il y avait eu un souci à Fumeterre, un dysfonctionnement ou une interdiction d'accès, August s'en fichait complètement. Rien de ce qui se passait dans les campagnes n'était très passionnant, c'était à Juvélys qui tout se jouait, depuis toujours.

De la téléportation, ils passèrent un moment au recrutement, et Kerun sortit de sa léthargie — peut-être était-il même dans cette torpeur propre aux elfes, jusque là — pour critiquer, évidemment, les dernières initiatives de Maora. Très calme et condescendant, comme toujours. August se sentit le devoir d'intervenir pour défendre sa collègue — oui, les recrues étaient nulles, mais c'était le reflet de ce qui restait en ville après tous les déboires des dernières années — mais, de manière imprévue et insupportable, Maora s'était rangée à l'opinion de l'elfe et elle rabroua gentiment August, prête à reconnaître ses torts. Kerun ne lui adressa pas un regard et il se sentit fulminer tout entier.

Mais garda tout à l'intérieur. Un bon agent est maître de ses émotions, certains feraient mieux de s'en souvenir.

La conversation passa sur des questions de la mise en retraite des hommes ayant plus de trente ans de service. August y serait dans quatre ans, mais il n'avait absolument pas l'intention de s'arrêter. Il se voyait mourir en mission, comme les grands espions d'autrefois. La retraite ! Un délire.

Le Printemps des Obscurs - 1. La nuit règne en tout lieuWhere stories live. Discover now