Chap 4

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Samba Diallo pressentait vaguement l'importance du problème dont il était le centre. Il avait souvent vu la Grande Royale se dresser, seule, contre l'ensemble des hommes de la famille Diallobé, groupés autour du maître. Sur le moment, elle était toujours victorieuse, parce que nul n'osait lui tenir tête longtemps. Elle était l'aînée. La Grande Royale enlevait alors Samba Diallo presque de force, et le gardait chez elle, renvoyant tous les émissaires que lui dépêchait le chef. Elle gardait Samba Diallo une semaine d'affilée, le choyant de toutes les façons, comme pour corriger les effets de l'éducation du foyer, dans ce qu'elle pouvait avoir d'excessif.
Samba Diallo se laissait gâter avec apparemment la même profonde égalité d'âme que lorsqu'il subissait les mauvais traitements du foyer. Il se sentait incontestablement heureux, chez la Royale. Mais il n'y éprouvait pas cependant cette plénitude du foyer, qui faisait battre son cœur, par exemple lorsque, sous la redoutable surveillance du maître, il prononçait la Parole. La vie au foyer était douloureuse constamment et d'une souffrance qui n'était pas seulement du corps...
Elle en acquérait comme un regain d'authenticité.
Lorsqu'au bout d'une semaine la Grande Royale le relâchait, repu de gâteries, le chef des Diallobé et le maître redoublaient de sévérité, comme pour lui faire expier cette semaine de bonheur.
Ce fut au cours d'une de ces semaines de sévérité concertée qu'il se découvrit une retraite où nul n'eût songé à venir le chercher.
Or, depuis quelques jours, il lui était devenu extrêmement pénible de vivre au village. Le maître était devenu bizarre, et semblait-il à Samba Diallo, à la fois moins sévère et plus distant. Il n'était pas jusqu'à la Grande Royale qui ne parût l'éviter un peu. Cette situation persista si longtemps, au gré du
garçon, qu'un soir, n'y tenant plus, il reprit le chemin de son asile.
« Vieille Rella, songea-t-il lorsqu'il se fut allongé à côté d'elle, bonsoir, Vieille Rella, si tu m'entends. »
C'est ainsi que, chaque fois, il s'annonçait. Il doutait à peine qu'elle l'entendît.
Naturellement, jamais elle ne lui avait répondu, et c'était là un argument de poids en faveur du doute. Samba Diallo savait même qu'à l'intérieur de ces monticules de terre, il ne restait qu'un petit tas d'ossements. Un jour qu'il se rendait près de la Vieille Rella, il avait, par inadvertance, marché sur un tertre semblable à celui sous lequel reposait son amie silencieuse, et le tertre avait cédé. Lorsqu'il avait tiré son pied, il avait aperçu, au fond du trou qu'il venait de creuser ainsi, une excavation. Il s'était penché et avait distingué, dans la pénombre, une blancheur qui luisait doucement. Ainsi, il avait su que, sous tous ces tertres, il n'y avait plus de chair, plus d'yeux ouverts dans l'ombre, d'oreilles attentives aux pas des passants, comme il l'avait imaginé, mais seulement des chaînes allongées d'ossements blanchis. Son cœur avait battu un peu plus fort : il songeait à la Vieille Rella. Ainsi, même les yeux, même la chair disparaissent ? Peut-être dans les demeures suffisamment anciennes les ossements eux-mêmes s'évanouissent-ils ? Samba Diallo ne le vérifia jamais, mais il en demeura convaincu. Cet engloutissement physique de la Vieille Rella par le néant, lorsque le garçonnet en prit conscience, eut pour effet de le rapprocher davantage de sa silencieuse amie. Ce qu'il perdait d'elle, de présence matérielle, il lui sembla qu'il le regagnait d'une autre façon, plus pleine.
Il commença à s'adresser silencieusement à elle :
« Vieille Rella, bonsoir, Vieille Rella si tu m'entends. Mais si tu ne m'entends pas, que fais- tu ? Où peux-tu être ? Ce matin même, j'ai aperçu Coumba, ta fille. Tu l'aimais bien, Coumba. Pourquoi n'es-tu jamais revenue la voir ? Tu l'aimais bien cependant. Ou peut-être te retient-on ? Dis, Vieille Rella, te retient-on ? Azraël peut-être ? Non, Azraël ne peut rien. C'est seulement un envoyé. Ou, Vieille Rella, peut-être n'aimes-tu plus Coumba ?... Tu ne peux plus aimer... »
Samba Diallo n'avait pas peur de la Vieille Rella. Elle lui causait de l'inquiétude plutôt et mettait sa curiosité à la torture. Il savait qu'elle n'était plus chair, ni os, ni rien de matériel. Qu'était-elle devenue ? La Vieille Rella ne pouvait pas avoir cessé définitivement d'être. La Vieille Rella... Elle avait laissé des traces. Quand on a laissé la grosse Coumba, et qu'on aimait la grosse Coumba comme l'avait aimée la Vieille Rella, on ne peut pas avoir cessé d'être. Comment le souvenir de cet amour peut-il durer encore si l'amour lui-même a cessé complètement, définitivement ? Car le souvenir habite encore Coumba. De temps en temps, elle pleure : Samba Diallo l'avait vue un soir, pendant qu'elle revenait du cimetière. Pourquoi pleurerait- elle si tout était fini, définitivement ? Tout n'est pas fini... Mais pourquoi la Vieille Rella n'est-elle jamais revenue, alors ? Lui Samba Diallo, il sait qu'il aime tant son père et sa mère que, si jamais il mourait avant eux, et qu'il lui fût possible de revenir, ou de leur faire signe de quelque façon que ce fût, il se manifesterait pour leur dire ce qu'il avait vu, leur donner des nouvelles du Paradis. À moins que ?... Oui, peut-être, peut-être oublie-t-on... Mais Samba Diallo se sentit au bord des larmes, rien que de penser qu'il pût oublier complètement son père, ainsi que sa mère, et qu'il les aime tant. « Vieille Rella, Vieille Rella, oublie-t-on ? »
Il chassa cette idée et songea au Paradis. Oui. C'était cela l'explication : le Paradis. Quelle que soit la raison de leur silence, de leur absence, elle ne peut être que bénéfique, que paradisiaque. Ils n'ont pas disparu dans un néant obscur, ils ne sont ni haineux, ni oublieux. Ils sont simplement au Paradis. Longtemps, l'enfant, près de son amie morte, songea à l'éternel mystère de la mort et, pour son compte, rebâtit le Paradis de mille manières. Lorsque vint le sommeil, il était tout à fait rasséréné, car il avait trouvé : le Paradis était bâti avec les Paroles qu'il récitait, des mêmes lumières brillantes, des mêmes ombres mystérieuses et profondes, de la même féerie, de la même puissance.
Combien de temps dormit-il ainsi, près de cet absolu qui le fascinait et qu'il ne connaissait pas ?
Il fut réveillé en sursaut par un grand cri, qui le fit tressaillir violemment. Lorsqu'il ouvrit les yeux, déjà on l'entourait. Une lampe tempête, tenue à bout de bras, éclairait le mausolée qui abritait le tertre de la
Vieille Rella. L'issue en était bloquée par un groupe d'hommes qui grandissait. Samba Diallo referma les yeux. Il entendit des paroles.
— Mais c'est Samba Diallo... Que peut-il bien faire ici ?
— Peut-être est-il malade ? Un enfant dans les cimetières, la nuit.
— Il faut appeler le chef.
Samba Diallo avait paisiblement rabattu sur son visage un pan des haillons dont il était revêtu. Le silence se fit autour de lui. Il sentit que quelqu'un était penché sur lui et découvrait son visage. Il ouvrit les yeux et son regard rencontra celui du chef des Diallobé.
— Voyons, mon enfant, n'aie pas peur. Qu'est-ce que tu as ? Que fais-tu ici ?
— Je n'ai plus peur. Un grand cri m'a réveillé. J'ai dû effrayer quelqu'un.
— Lève-toi. Depuis quand viens-tu ici ? — Depuis longtemps... Je ne sais pas. —Tun'aspaspeur?
—Non.
— C'est bon. Lève-toi. Je vais te ramener à la maison où tu resteras désormais.
— Je veux aller au Foyer-Ardent.
— Bon. Je te ramène au Foyer-Ardent. Lentement, les hommes qu'avait réunis un enterrement de nuit se dispersèrent, légèrement amusés par la mésaventure de Hamadi, mari de Coumba, qui, découvrant la forme de Samba Diallo allongée tout contre la tombe de sa belle-mère avait crié. Pourquoi avait-il crié ?
*
* *
* * *
Il y eut un grondement bref, puis un grondement long. La gamme changea, le ton monta, il y eut un grondement bref puis un grondement long. Les deux gammes se mêlèrent, il y eut deux voix simultanées, l'une longue, l'autre brève.
La houle commença de connaître des ressauts. Quelque chose qui n'était point se mit à surgir le long de la vrille de chaque grondement. La houle durcit. Les vrilles se multiplièrent. Le surgissement eut un paroxysme : Samba Diallo était réveillé. Des battements de tam-tam secouaient le sol. Samba Diallo se souvint. « C'est aujourd'hui, se dit-il, que la Grande Royale a convoqué les Diallobé. Ce tam-tam les appelle. »
Il se leva du sol de terre battue où il avait dormi, fit une brève toilette, pria et sortit en hâte de la maison du maître, pour se rendre à la place du village où se réunissaient les Diallobé. La place était déjà pleine de monde. Samba Diallo, en y arrivant, eut la surprise de voir que les femmes étaient en aussi grand nombre que les hommes. C'était bien la première fois qu'il voyait pareille chose. L'assistance formait un grand carré de plusieurs rangs d'épaisseur, les femmes occupant deux des côtés et les hommes les deux autres. L'assistance causait tout bas, et cela faisait un grand murmure, semblable à la voix du vent. Soudain, le murmure décrût. Un des côtés du carré s'ouvrit et la Grande Royale pénétra dans l'arène.
— Gens du Diallobé, dit-elle au milieu d'un grand silence, je vous salue.
Une rumeur diffuse et puissante lui répondit. Elle poursuivit.
— J'ai fait une chose qui ne nous plaît pas, et qui n'est pas dans nos coutumes. J'ai demandé aux
femmes de venir aujourd'hui à cette rencontre. Nous autres Diallobé, nous détestons cela, et à juste titre, car nous pensons que la femme doit rester au foyer. Mais de plus en plus, nous aurons à faire des choses que nous détestons, et qui ne sont pas dans nos coutumes. C'est pour vous exhorter à faire une de ces choses que j'ai demandé de vous rencontrer aujourd'hui.
« Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je n'aime pas l'école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu'il faut y envoyer nos enfants cependant. »
Il y eut un murmure. La Grande Royale attendit qu'il eût expiré, et calmement poursuivit.
— Je dois vous dire ceci : ni mon frère, votre chef, ni le maître des Diallobé n'ont encore pris parti. Ils cherchent la vérité. Ils ont raison. Quant à moi, je suis comme ton bébé, Coumba (elle désignait l'enfant à l'attention générale). Regardez-le. Il apprend à marcher. Il ne sait pas où il va. Il sent seulement qu'il faut qu'il lève un pied et le mette devant, puis qu'il lève l'autre et le mette devant le premier.
La Grande Royale se tourna vers un autre point de l'assistance.
— Hier, Ardo Diallobé, vous me disiez : « La parole se suspend, mais la vie, elle, ne se suspend pas. » C'est très vrai. Voyez le bébé de Coumba.
L'assistance demeurait immobile, comme pétrifiée. La Grande Royale seule bougeait. Elle était, au centre de l'assistance, comme la graine dans la gousse.
— L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l'école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre.
Elle se tut encore, bien qu'aucun murmure ne l'eût interrompue. Samba Diallo perçut qu'on reniflait près de lui. Il leva la tête et vit deux grosses larmes couler le long du rude visage du maître des forgerons.
— Mais, gens des Diallobé, souvenez-vous de nos champs quand approche la saison des pluies.
Nous aimons bien nos champs, mais que faisons- nous alors ? Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De même, souvenez-vous : que faisons-nous de nos réserves de graines quand il a plu ? Nous voudrions bien les manger, mais nous les enfouissons en terre.
« La tornade qui annonce le grand hivernage de notre peuple est arrivée avec les étrangers, gens des Diallobé. Mon avis à moi, Grande Royale, c'est que nos meilleures graines et nos champs les plus chers, ce sont nos enfants. Quelqu'un veut-il parler ?
Nul ne répondit.
— Alors, la paix soit avec vous, gens des Diallobé, conclut la Grande Royale.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneWhere stories live. Discover now