Ghost of you

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Pour aller de l'entrée à la chambre aux coins tristes - celle qui était tout au fond de cet appartement aux murs sombres -, il fallait emprunter le long couloir peuplé d'ombres menaçantes et difformes. Si on parvenait à arriver au bout sans faire demi-tour, on accédait à sa porte. Et si, d'humeur curieuse, on poussait la poignée ; on la trouvait assise à même le sol, recroquevillée dans un coin :

C'était Lili.

La tête dans les bras, les cheveux en bataille et le nez coulant ; l'œil humide de larmes passées et futures : c'était Lili.

Souvent quand elle faisait cela, il s'approchait d'elle, tournait autour sans vraiment savoir quoi faire, et, la regardant avec de grands yeux interrogateurs, lançait :

- Pourquoi tu pleures ?

Alors, sans lever la tête, elle répondait en reniflant.

- Pour rien... Je crois ? Je me sens triste.

- Rien ? On ne pleure jamais pour rien. Pourquoi tu es triste ?

Cette fois, elle le regardait, haussant de frêles épaules qui semblaient porter tout le poids de l'univers.

- Je ne sais pas. Je suis juste triste, et c'est tout.

- D'accord. Répondait-il sans en demander davantage.

D'autres fois, Lili était à son bureau et dessinait dans un cahier, somnolait ou révisait ses cours de droit pénal... Quand une musique se lançait sur le poste de radio de la cuisine. Si elle l'ignorait, le son augmentait. Un grésillement de cassette mal rembobinée, un psht comme une cocotte minute, et elle était complètement incapable de se concentrer.
Alors elle se levait lentement et allait dans la cuisine, prête à l'incendier.
Mais comme elle le trouvait là, tout sourire, ravi d'avoir réussi à attirer son attention, il était si charmant, que l'agacement cessait presque aussitôt.

Et puis, il l'invitait à danser en faisant des manières. Elle acceptait en riant. Et ils valsaient à l'infini dans tout l'appartement. De la cuisine à la salle de bain, en passant par le bureau, le couloir des ombres et la chambre aux coins tristes. La musique pouvait bien changer douze ou quinze fois, Lili ne l'entendait plus. Elle avait un sourire aussi stupide et béat que lui.
Quand l'euphorie s'apaisait et que leur danse touchait à sa fin, quelques larmes s'échappaient, roulaient sur ses joues comme des billes et s'écrasaient au sol comme la pluie.

Ils dansaient souvent quand le temps était mauvais, d'ailleurs. Les mélodies effaçaient le bruit des gouttes.
Lili détestait la pluie. Ça lui déchirait les oreilles, ça lui faisait mal au cœur. Une douleur atroce qui lui arrachait des cris et tout autant de larmes que celles déversées par le ciel.
Quand le ciel pleurait, il pleuvait dans son cœur. Et ça faisait mal.

Quelques autres fois encore, elle s'asseyait devant la table basse du salon aux murs gris, le dos adossé au canapé, les yeux dans le vague. Il s'installait à côté d'elle et attendait que sa langue se délie.
Il suffisait généralement d'un « c'est quand tu veux » pour qu'elle s'anime. Et elle racontait tout. Elle lui criait dessus, parfois. Disait qu'il ne comprenait rien, qu'il était irresponsable, que ça ne se faisait pas, qu'elle avait l'impression qu'il la gardait bloquée dans le passé.
Il la regardait d'un air inquiet, mais ne disait mot. Quand la tempête s'apaisait, elle ajoutait qu'elle savait bien que tout le monde les prenait pour des fous, mais qu'elle s'en fichait pas mal.

Tout ça, c'était Lili. Et Victor, aussi. Mais surtout Lili.

Aujourd'hui, ça n'était pas tellement différent. Ils s'étaient disputés ce matin. Elle avait pleuré dans la chambre vers onze heures. Et cet après-midi, il pleuvait encore.
Le téléphone avait sonné. C'était la sœur de Lili. Elle discutait avec sa mère.

Les deux femmes semblaient ne pas s'être aperçues que l'autre bout de la ligne avait décroché, et on les entendait chuchoter des mots qui n'étaient pas destinés à être écoutés.

- Tu vas rendre visite à ta sœur ?

- Oui, je voulais aussi passer voir Victor.

- Ah ? Mais quel jour on est ? Oh, déjà.

- Eh oui, déjà.

- J'achèterai des fleurs dans ce cas. C'est fou ce que le temps passe vite.

Et puis, étouffées par le combiné, s'échappaient des phrases pleines de gravité qu'aucun des deux jeunes gens ne comprenait vraiment.

- Tu me diras comment ça va ? L'autre fois son état... Commença la mère.

- Ça me rend si triste pour eux. Coupa la sœur, sa voix transformée par l'émotion. À chaque fois que j'y vais... Ça me brise le cœur.

- Tu crois que ça va s'arranger ? Ça me fait peur pour la suite, quand même. J'ai la sensation que plus ça va, pire c'est.

- Honnêtement, je ne sais pas. Il n'y a rien que l'on puisse faire. On a pas ce pouvoir.

La conversation fut brutalement interrompue par un bruit sourd de l'autre côté de la ligne.

- Chuut ! Tu fais trop de bruit, on s'est fait griller ! Tenta de chuchoter Lili quand Victor se cogna contre la table basse, en vain.

- Ah tu avais décroché ! S'empressa de dire la sœur de Lili, faisant taire sa discussion avec sa mère. Je voulais savoir si c'était toujours bon pour que je passe aujourd'hui ? Ajouta-t-elle.

- Oui bien sûr !

- On t'attend !

En une seconde, elle n'entendit plus que le bip indiquant que l'appel s'était terminé.
Près d'elle, la mère de Lili fixait sa fille aînée, qu'elle voyait pâlir de plus belle. Dire que la jeune femme avait été surprise de la brièveté de ce coup de fil aurait été un euphémisme, mais ce qui l'avait davantage choquée, c'était la réponse qu'elle avait reçue juste avant qu'on lui raccroche au nez. Ce « on t'attend ».

- Alors ? Pressa la mère.

- Alors je sens que ça va encore être compliqué. Soupira-t-elle.

Dans leur appartement, Lili et Victor s'étaient lancés dans une nouvelle danse. Aujourd'hui, elle semblait différente. Elle souriait beaucoup, tandis que lui, pleurait profusément. Tant et si bien qu'il avait du mal à ne pas lui marcher sur les pieds. Mais au fond, ce n'était pas très grave, Lili s'en fichait. Elle le regardait avec tendresse, comme si c'était la dernière fois.

De son côté, la soeur de Lili était dans l'escalier de leur bâtiment, sa mère au téléphone en guise de soutien moral. En arrivant devant la porte, elle prit une grande inspiration, toqua, et fit tourner la poignée.

Évidemment, que c'est ouvert. Songea-t-elle.

- C'est encore ouvert ? S'enquit la mère.

- Oui. Je crois que je vais une fois de plus devoir lui faire la morale sur la sécurité. Soupira-t-elle à nouveau.

Ce n'était vraiment pas facile.

Prenant son courage à deux mains, elle poussa la porte.
En face d'elle, le jeune couple valsait toujours. Comme en transe, aucun ne sembla la remarquer.

- Maman. Commença la sœur de Lili, la voix tremblante. Victor danse encore tout seul.

Ghost of youOù les histoires vivent. Découvrez maintenant