LA ROUSSETTE

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«Que les façons se fassent ainsi qu'il le faut. » Depuis N'Diadiane, N'Diaye et depuis Medjembe, le premier cultivateur, c'est là l'élémentaire conseil que tout chef de famille n'a jamais manqué de prodiguer à sa progéniture, mâle ou femelle; un ordre que le plus petit bambin échappé des pagnes de ses mère, tantes et sœurs n'a jamais ignoré, ni osé enfreindre.
Et des façons les plus simples, la plus simple a toujours été de mettre le feu aux mauvaises herbes et aux souches mortes.
Lou heup tourou, a-t-on toujours dit: le trop déborde ». Pour l'homme de la terre, l'homme des champs, le feu ne doit déborder, ni sur les demeures, ni dans la brousse. Il n'est que Poulo-le-Berger, insouciant et vagabond, sans at taches et négligent, pour oublier parfois d'étein dre un feu-de-fauves avant de lever le camp à l'aube fraîche. Mais Poulo savait vivre et tenait à la peau claire collée à ses maigres os de mal nourri pour ne pas exposer celle-là, ni ceux-ci aux gourdins des gens des villages. Pourtant Keur-Samba, le plus laborieux des villages, avait flambé, cases et greniers, hangars à palabres et mosquée. Et nul n'avait pu dire si l'étincelle était partie de la brousse, d'un hangar ou de dessous une marmite.
Tout avait brûlé. Tout ou presque tout: la brousse était noire et morte. Les lougans tendaient, vers le ciel, les moignons noircis de leurs souches calcinées. Les cases et les clôtures des demeures n'offraient plus aux vents brûlants, que des chicots, qui s'effritaient aux moindres souffles.
Et Golo-le-Singe, qui, depuis des lunes, avait trouvé asile et pitance à Keur-Samba, son échine roussie et son derrière brûlé à vif, s'était enfui, tremblant encore de tout son corps. Il s'en était retourné en brousse. Car Golo-le-Singe aussi, ayant habité, un temps, Keur-Samba, avait pâti comme ceux de Keur-Samba, sinon davantage de cet incendie de de la brousse qu'il avait, à juste raison, jugé malheur !...
Golo-le-Singe, en effet, avait tant fait aux gens de la brousse qu'il avait, à juste raison, jugé plus salutaire et prudent de se réfugier au village, dans la demeure de la famille du vieux Samba, qui était la plus nombreuse et partant la plus hospitalière du pays. La nourriture assurée, les enfants pas plus méchants, ni guère plus taquins qu'ailleurs, Golo avait bien accepté d'être attaché à un vieux pilon, fiché au milieu de la cour par les femmes, qui désiraient piler tranquillement leur mil, étuver en paix leur couscous, cuisiner à leur aise le riz du jour et le bassi de la nuit sans que Golo fourrât son nez ou ses pattes (ce qu'il n'eût pas manqué de faire) ni dans les mortiers ni dans les marmites ni dans les cale basses. Seuls les enfants entendaient les horreurs et les grossièretés, les incongruités que Golo débitait à l'adresse des grandes personnes, avec force grimaces, contorsions, bonds et pirouettes au bout de la chaîne qui lui ceignait les reins et le liait au pilon usé. Ils l'appelaient par son petit nom; ses cabrioles étaient scandées par leurs battements de mains :
Boubou! sa wayang! wayang!
Boubou sa wayang! wayang!
Et... Tout avait brûlé en brousse et aux champs! Tout flambait le village, la demeure du vieux Samba! On avait sauvé ce que l'on avait pu sauver; et tout le monde, sur la grand-place qui jouxte la demeure du vieux Samba, regardait les flammes dévorer, après les tapates, les toits de chaume et les racines des cases, lorsque la plus petite des filles du plus jeune fils de Samba s'était mise à crier, à pleurer: On a oublié Boubou! on a oublié Boubou! Et les femmes avaient repris: « On a oublié Boubou! Waye! Boubou ! pauvre Boubou!»
Mor, l'aîné du vieux Samba, avait pris une hache, avait franchi un coin de cour presque complètement calciné et, de trois coups de cognée, avait coupé la chaîne qui ceignait les reins de Boubou-le-Singe. En trois bonds, Boubou était au milieu de la grand-place, échine roussie, derrière brûlé à vif et yeux exorbités, pendant que toute la maisonnée et tous ceux du village s'apitoyaient :
Pauvre Boubou! Waye Boubou!
Golo, pour la première fois - et la dernière parla aux grandes personnes... Il leur confia, très peu! oh! pas grand-chose; trois mots seulement! vrai, trois mots sortis du plus profond de son ventre:

Khaw-na-dé! « J'ai failli crever! >
--::--
Golo s'en était retourné en brousse. Tout était dévasté, désolé! Chercher de quoi se nourrir demeurait, pour chacun le seul problème. Et nul, sauf Bouki l'Hyène, ne s'était aperçu du retour de l'ancien hôte de Keur-Samba.
Curieuse et malveillante, Bouki-l'Hyène, insidieusement, s'obstinait à interroger Golo-le-Singe et voulait savoir ce qui avait roussi l'échine de celui-ci et mis à rouge son derrière. Golo expliqua enfin à Bouki-l'Hyène:
- J'ai voulu convaincre ces sourds de Keur Samba que c'est bien moi qui avais mis le feu à leurs lougans, pour avoir toute la viande séchée qu'ils ont promise à l'incendiaire qui leur rendrait un si grand service en leur évitant un si gros travail.
- Quoi? Comment? nasilla Bouki. Que dis-tu?
- Oui! J'ai eu beau m'asseoir sur une torche encore toute fumante et me frotter le dos contre un tamarinier qui brûlait encore hier, ils n'ont pas voulu me croire. Ils n'ont rien voulu savoir. Ceux de Keur-Samba ont prétendu que je n'étais pas assez malin pour faire du si beau travail.
- Ils n'ont pas voulu te croire?
- Ils n'ont même pas voulu me donner la moindre lanière de sèle, dont ils ont trois greniers pleins.
Et Bouki s'en était allée sur le sentier de Keur Samba, après avoir emprunté son tama (un tout petit tambour, mais le plus grand des bavards) à Leuk-le-Lièvre, qui écoutait, sourire aux yeux, tout à côté. Hommes, femmes et enfants se reposaient du dur labeur qu'était la réfection des cases et la renaissance du village.
Lianes, piquets et paille maigre entouraient la grand-place, que dominait le baobab arbre-à-palabre aux feuilles racornies.
Cinq notes avaient éclaté dans l'ardeur du soleil des champs et s'étaient répercutées dans l'ombre chiche du baobab :
N'dong! N'dong! N'dong! N'dong! N'dong!
Enfants et femmes s'étaient redressés.
N'dong! N'dong! N'dong! N'dong! N'dong!
Les hommes avaient tendu l'oreille :
N'dong! N'dong! N'dong! N'dong! N'dong!
Les enfants s'étaient lancés à la rencontre de ces bruits inopportuns. Mais, déjà, Bouki-l'Hyène.
apparaissait, son tama sous l'aisselle et déclarait de loin :
Daye ghi! Ma ko lak! N'dong! N'dong! N'dong! N'dong! N'dong!
<< brousse! je l'ai brûlée!>>
Daye ou daw it må ko lak!
Má dóné khoumbal
Bé lak ko
Daye ghi må ko lak!
La brousse de l'an dernier aussi, c'est moi C'est moi qui pétunais [qui l'ai brûlée Jusqu'à la brûler. La brousse, c'est moi qui l'ai brûlée! »
On laissa le chanteur-tambourinaire s'approcher avec son tama et on lui fit répéter ses paroles et sa musique. Un cercle joyeux se forma autour de lui, et Bouki, toute fière, affirmait toujours:
La brousse, l'ai brûlée,
La brousse de cette année, Je l'ai brûlée. C'est en pétunant.
Que je l'ai brûlée!
La brousse, je l'ai brûlée!»
Et l'espiègle tama approuvait :
N'dong ! N'dong ! N'dong ! N'dong ! N'dong
Bouki s'arrêta enfin et réclama:
Où est donc la viande séchée, promise à l'incendiaire?
-Les sèles promises à l'incend... I s'étonnè rent les enfants, mais les hommes ne les laissèrent pas achever.
Déjà, les piquets, transformés en gourdins, s'abattaient sur le dos du tamakatt, qui n'a jamais raconté, depuis, comment il s'échappa de Keur-Samba et n'a jamais voulu dire pourquoi ses reins sont fléchis depuis ce jour-là.
Quand Bouki-l'Hyène, traînant le derrière, tama perdu, reins meurtris, mais regrettant toujours sa viande séchée, revint en Brousse, toute la gent à quatre pattes avait été ameutée par Leuk le-Lièvre sur les ordres de Bour-Gayndé-N'Diaye le-Lion, le roi des animaux. Les effets de l'incendie ne s'étaient pas encore atténués et la chasse devenait chaque jour plus difficile et moins fructueuse pour tout un chacun. Seul le peuple ailé avait moins pâti que les autres des dévastations du feu. Bour-Gayndé avait donc fait venir tous ses su jets, petits et grands, et décrétait : A partir d'aujourd'hui, il n'y aura plus de chasse individuelle.
Et tous ses sujets d'acquiescer :

Deu leu N'Diaye! Deu leu!

« C'est vrai, N'Diaye! C'est vrai!>

- J'ai décidé que, jusqu'à nouvel ordre, nous, les bétes à quatre pattes, nous ne nous attaquerons plus les uns aux autres.
- Deu leu N'Diaye! C'est vrai!
- Nous ne chasserons plus que le peuple mes, que la gent ailée, qui a échappé, en nous narguant, à cet incendie de malheur.
- C'est vrai, N'Diaye! C'est vrai!
- Chacun rapportera, à mes pieds, ce qu'il aura pris. Et je ferai le partage équitablement !
C'est vrai, N'Diaye! C'est vrai!
Et je n'admettrai, au partage, ni murmures ni récriminations ni soupirs ni tristes figures!
- Deug leu N'Diaye! Deug leu!
Bouki, qui n'avan jamais chassé de sa vie, s'étant toujours contenté de suivre à la trace Gayndé-le-Lion, Segue-la-Panthère et autres sei gneurs de moindre importance pour se repaître des reliefs de leurs repas, ou plus souvent Poulo-le Berger, dont le chemin de transhumance était jalonné par la charogne des vieilles bêtes qui crevaient, Bouki, qui ne s'aventurait plus depuis longtemps à accompagner de loin - Laobé-le creuseur-de-mortier-et-fabricant-de-calebasses, dont le gourdin avait si souvent vengé sur son dos une vieille ånesse trainarde pour un bout de fesse emporté, Bouki n'avait pas osé devant Gayndé-le-Lion, exciper des coups reçus à Keur Samba et de son impotence pour se faire dispenser de corvée de gibier, surtout de gibier ailé, pour ne pas participer à la quête nourricière et collective. Il s'en était même bien gardé, escomptant que le
Travail de tous ne pourrait que lui être profitable.
-Allez ! avait ordonné Bour-Gayndé.
Et tous s'en étaient allés...
Et la journée fut longue parce que le soleil, trop curieux, ne s'était pas pressé de descendre du haut du ciel après avoir mis tant de temps à atteindre le zénith. Il s'était diverti et continuait à s'en nuyer à regarder les chasseurs à quatre pattes courir, ramper, fouiner, fureter, grimper, nager à la poursuite du gibier ailé, qui, dès avant la pointe de l'aube, avait été alerté par Thioye-le-Perroquet. Bouki, qui n'avait pas été bien loin et s'était terré à l'ombre d'un vieux tamarinier, avait profité du retour d'un groupe de chasseurs pour re tourner auprès du trône de Bour-Gayndé, où s'amoncelait un gros tas d'ailes. Chacun suant, soufflant, avait rapporté une proie.
Et Gayndé-le-Lion commença le partage de la chasse anonyme.
<-X->

- Cette autruche, je la garde pour moi, fit Gayndé.
Et le choeur des chasseurs, d'une seule voix, approuva:
- Bakhe na, N'Diayel Bakhe na! C'est bien, N'Diaye! C'est bien ! >
- Sègue, prends cette outarde, dit Gayndé.
Djardjeff, N'Diaye! Djardjeff!
Téné, prends ce canard armé. Et Téné-le-Léopard de remercier :
-Merci N'Diaye! Djordjeff!
Et la distribution continuait apparemment à a satisfaction de tout un chacun.
Perdreaux, cailles et pintades, francolins, canepetières et bécassines furent ainsi répartis entre putois, civette, cynhyène et autres vassaux d'infime lignage.
Et Thile-le-Chacal de rendre grâces:
Djardjeff, N'Diaye! Djardjeff!
Tiens, Boukil fit Bour-Lion en tendant, à bout de patte, une roussette bien rabougrie, mais dont les yeux commençaient à s'ouvrir à la pénombre du crépuscule. Bouki fit deux pas, puis s'arrêta net, le regard fixé sur ce que lui offrait le roi des animaux.
---:::--

Bouki avait beau incarner, depuis toujours, de puis Adama N'Diaye, la bêtise et l'imbécillité, il était quand même originaire du Saloum, du Saloum où rien ou presque rien de la Nature n'est ignoré de personne. L'on a toujours su, au Saloum notamment, que tout ce qui porte des ailes a des plumes et sort d'un ceuf, que tout ce qui sort d'un ceuf n'a jamais eu d'oreilles apparentes. Oui! tout ce qui sort d'un ceuf manque d'oreilles, que ce soit Ganar-la-Poule, Djanne-le-Serpent et même Diassigue-le-Caiman! Et voilà que Gayndé-le-Lion, Bour-Gayndé, tendait à Bouki-l'Hyène... une Roussette. Roussette, la grande sœur de N'Djougoup-la-Chauve-souris qui, comme Mère Chouette-la-Sorcière, dort le jour et ne bouge que la nuit venue.Mais déjà Gayndé-le-Lion s'impatientait. Ses yeux commençaient à devenir encore plus rouges...
- Bouki! qu'avais-je dit ce matin? interrogea Gayndé-le-Lion entre ses moustaches. Et Bouki fixait toujours la Roussette au bout de la patte royale. Une Roussette toutes dents de hors!...
- Bouki! rugit Bour-Lion, je t'offre ta part et tu la méprises!
Et Bouki enfin d'affirmer :
  Khêbou ma ko, N'Diaye!
  Khebou ma kol
<<Je ne la méprise pas, N'Diaye! Je ne la méprise pas!>>
- Comment? s'emporta Bour-Gayndé. Que dis-tu?
Et Bouki:
Khabou ma ko, N'Diaye!
Khêbou ma ko!
Daf ma yème!
Je ne la méprise pas, N'Diaye Je ne la méprise pas! Elle m'ahurit!
Quoi? s'enrouait un peu la voix de Gayndé. Et Bouki:
- Ceci qui a des ailes, mais qui a des poils, qui a des oreilles pointant vers le ciel, qui me fixe de ses yeux globuleux et me darde son rictus éclatant...
<<Je ne la méprise pas, N'Diaye! Ça m'ahurit!!!»

Les nouveaux contes d'Amadou Koumba (présence d'Afrique) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant