2 Ania

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Allongée dans la pénombre, coincée entre deux montants de fer en barreaux de prison, elle entendait un chien – probablement Herr Speck – aboyer au loin, sous la pluie. Elle se sentait plutôt bien, même si la texture du matelas était devenue vraiment étrange. Ça glissait. La vareuse qui l'enveloppait était trempée, collant à ses vêtements tout aussi humides. Le lit entier était spongieux, mou, et un épais liquide dégoulinait sur le parquet en-dessous. Les gouttes s'écrasaient au sol en une cascade visqueuse et lente et dès qu'elle bougeait, ses doigts rencontraient une substance pâteuse. Elle s'enlisait littéralement dedans.

Ce n'était pas normal.

Elle ouvrit les yeux et comprit qu'elle en avait plein le visage. Un masque composé d'une gangue tiédasse enduisait ses joues, son menton et son front. Peut-être du sang, ou de la sueur. Ç'avait un goût âcre. L'odeur ne collait pas. La chambre embaumait l'acier surchauffé qu'on venait de plonger dans une cuve d'eau glaciale, comme elle avait vu faire à Krasnoye Selo, il y a longtemps. Elle en percevait le grésillement tenu en inspirant. C'était noir. Elle pataugeait dans une boue épaisse, de la confiture de suie et le lit en était inondé, la clouant dessus. Le matelas s'était transformé en un îlot de mouise. En dessous, une présence indistincte s'agitait. Ania sentait que ça donnait de petits coups dans les lattes, avant de gratter le sol en bois en gargouillant. Elle avait très peur de savoir ce que c'était exactement. Si elle ne remuait pas trop, la chose tapie juste un peu plus bas ne la remarquerait pas. Les coups cessèrent. Une masse s'extirpa de sous le lit avec difficulté. Ania fit semblant de dormir. La chose marcha ou se traîna à croupetons.

Derrière la fenêtre, le chien aboyait toujours. Même sans ouvrir les yeux, Ania savait que ce qui était sorti d'en dessous du lit était debout non loin, dans le coin le plus sombre et que ça la fixait.

Ouvrant les yeux, elle remua, patinant dans l'enduit qui coulait de la veste et des couvertures molles, essayant de se relever et distinguer ainsi le visage de l'autre tapi dans la pénombre – si toutefois ça en avait un. Elle ne parvint qu'à se rouler de plus belle dans la purée sombre et comprit qu'elle se trouvait dans la fosse de Bereznevo. Elle avait soudain très chaud. L'onction de cendre et de sang liquide qui l'emmaillotait à l'instar d'un linceul mortuaire la brûlait presque. Le chien hurlait, encore et encore.

Reste tranquille, pensa-t-elle sans pour autant parvenir à refermer les paupières. Si elle bougeait, si elle bougeait ne fut-ce qu'un pied, la chose tapie dans le coin la remarquerait et elle sortirait. Elle ne voulait pas la voir. D'ailleurs, elle n'y distinguait plus grand-chose, désormais, car la lumière brunie pointant derrière le carreau venait de disparaître sous un rideau de pluie sombre. Les contours de cette chambre étrangère se noyaient dans le crépitement d'un cours d'eau en train de déborder. Au moins n'entendait-elle plus le chien.

La présence dans le coin choisit ce moment-là pour venir se glisser jusqu'à sa paillasse. Une poigne solide s'enroula autour de sa cheville, la tirant en arrière et elle ne réussit pas à émettre le moindre son.

RÉVEILLE-TOI, lui hurla-t-elle à l'oreille, LA FOSSE ARRIVE.

Ania se réveilla en sursaut. La chambre était revenue à la normale, tout comme le matelas, de nouveau propre. Une de ses chaussettes avait disparu. Tout autour de sa cheville nue s'était imprimée une longue trace de main, noire de crasse, et la marque piquait comme une écorchure désinfectée à l'iode. Son cœur rata un battement.

Elle tendit une main craintive pour s'assurer de la réalité de cette aberration et tout en bas, sur le pallier, quelqu'un se mit à hurler encore plus fort qu'Herr Speck.

S U A H N I E BWhere stories live. Discover now