VIII.

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Isabel et Dean eurent cinq enfants, trois filles et deux garçons, si l'on ne comptait pas les bébés morts nés. Elle essaya de prendre soin de chacun d'eux, même si elle les considérait avec haine. Ils étaient le fruit de quelque chose qu'elle n'aimait pas, et elle le revoyait en les regardant. Malgré tout, elle conservait de l'amour pour eux, notamment pour sa fille préférée, sa plus jeune, Jane, avec qui elle avait un lien indescriptible.

Cette dernière fut une des seules à remarquer l'alcoolisme d'Isabel. Elle essaya même de lui en parler :

"Dis maman ? Tu as pas l'impression que tu bois beaucoup ?" s'interrogea la jeune femme, avec délicatesse

Isabel se tourna vers elle, les lèvres pincées et le regard goguenard.

"Je sais ce que tu penses, Jane, et tu as bien raison. Mais je suis comme ça depuis..."

Ses yeux se voilèrent et son expression indiqua une grande douleur, sentiment que Jane n'avait jamais vu sur le visage de sa mère.

"Depuis presque toujours. C'est trop tard maintenant. Et j'en ai besoin surtout. Je compte pas arrêter"

Jane ne répondit rien.

Dean mourra à soixante dix ans, laissant une veuve qui ne fut pas triste du tout. Mais cette perte consolida la pensée de Isabel : elle non plus n'allait pas tarder à y trépasser. Avec donc une certaine hâte de retrouver Bucky, elle commença à faire tout ce qu'il fallait faire. Préparer les papiers, écrire son testament, essayer de deviner où elle allait être enterrée était devenu son quotidien. Georgia, avec qui elle était évidemment toujours en contact, trouvait cela terriblement anxiogène mais Isabel savait qu'elle devait le faire. Elle confia à sa fille Jane la lettre qu'elle avait rédigé pour Bucky et le testament, tout cela dans une enveloppe qu'elle avait l'interdiction d'ouvrir qu'importe la raison.

Ce qu'elle ne fit jamais, jusqu'à la mort d'Isabel. Cette dernière partit en paix, avec un sourire, bien que malade depuis des années, d'une maladie qui la rendait peu à peu faible.

Le lendemain, effondrée, Jane ouvrit l'enveloppe de sa mère et elle lut les deux papiers. Le testament n'était pas particulièrement intéressant, mais en revanche, la lettre laissa Jane plus que surprise. Elle ne connaissait pas ce Bucky, mais il avait l'air tellement important pour sa mère, à tel point qu'elle se retrouva presque vexée de ne jamais en avoir entendue parler. En effet, Isabel avait gardé secret Bucky, même si pour elle, c'était l'homme de sa vie. Elle avait gardé en silence toutes ces heures passées près de sa tombe, à pleurer.

Quelques temps plus tard, un homme sonna à la porte de la maison de Jane, qui était avant celle d'Isabel, et celle encore avant des parents de cette dernière. Jane, qui avait la cinquantaine, n'était pas encore mariée alors c'était elle qui avait ouvert la porte.

"Excusez moi ? Il y a t il une Isabel Besley ici ?" demanda t il, sans grand espoir, parce que si elle était encore, cela signifierait qu'elle aurait pu de cent ans.
"C'est ma mère. Elle est morte il y a plusieurs années."
"Oh.."

Jane le regarda d'un air perplexe, et une question brûlait ses lèvres.

"Vous êtes Bucky ?"

Il la regarda avec une expression surprise.

"Pas du tout" Il esquissa un rictus embarrassé, voire même étonné qu'il ne reconnaisse pas son visage. "C'est Steve, moi. Mais je le connais Bucky."
"Connaissais ? Il est mort." le corrigea t elle, avec un air interrogatif
"Oui, connaissais" affirma l'homme, en se mordant la joue. Mais pour l'avoir vu il y a quelques mois, plus qu'en vie, il pouvait assurer qu'il n'était pas mort.
"Ma mère a écrit une lettre pour ce Bucky. Je comptais la brûler, vous la voulez ?" elle sembla songeuse. "Pour la mettre sur sa tombe. Ou quelque chose dans le genre"

Il hocha la tête, alors elle alla chercher la lettre et lui tendit. Il la remercia et il s'en alla.

Steve Rogers se remémora cet instant, quand ils étaient partis pour la guerre : Bucky s'était tourné vers son meilleur ami, avec un rictus confiant.

"J'ai prévu de l'épouser quand on rentrera" lui avait il confié. "Sa bague est dans ma chambre, je lui demanderais sa main quand on sera de retour"
"Pas trop tôt, mon pote"
"Ouais"

Steve se rappela qu'il avait l'air tellement heureux, ce qu'il avait trouvé adorable. C'est vrai qu'il était temps qu'ils se stabilisent, leurs yeux brûlaient d'amour quand ils se voyaient, mais aucun des deux ne voulaient s'avouer.

Malgré tout, Jane ne sût jamais que quelques temps plus tard, Steve Rogers fit don de cette lettre à Bucky Barnes. Celui ci en fit la lecture avec un léger sourire et il la conserva pour toujours, dans la poche de sa veste. Ce simple morceau de papier lui rappela à quel point il avait eu envie de connaître la moindre portion de sa peau, de toujours l'embrasser. Même si il n'avait jamais oublié, c'était un rappel presque douloureux tant le manque était cruel. Évidemment que lui aussi était amoureux, à en crever. Mais la voilà morte, alors que lui était en vie, pendant qu'elle pensait le rejoindre en mourant. Quelle ironie.

La pensée qui le rassurait, c'était qu'au moins, elle ne l'avait pas connu tueur et monstre. Isabel n'aurait gardé de lui que les souvenirs de leurs années passées ensemble.

Il se rappelait de toutes les fois où ils avaient fait l'amour, où ils s'étaient embrassés. L'homme, en revoyant sa jeunesse, du siècle dernier, visualisait les visages de toutes les filles avec lesquelles il était sorti, ou plus. Isabel était pourtant la seule dont il ne s'était jamais lassée. Elle lui manquait, et il ne pourrait jamais, au grand jamais, la retrouver. Et il l'aimait.

Bucky tenta tout d'abord de rendre visite à la maison d'Isabel, avec leur grand grenier. Il toqua à la porte de Jane, qui ouvrit encore.

"Que voulez vous ?"
"Je suis un parent de Bucky, j'aimerais visiter votre grenier"
"Mon grenier ?"
"Oui, il y a des choses importantes dedans"

Elle lui ouvrit la porte et le laissa rentrer, puis monter dans le fameux grenier, sans savoir que ce qu'il allait chercher, c'était un morceau de la personne d'Isabel. Tout là haut, la main serrée autour du collier qu'elle lui avait offert pour leur tout dernier anniversaire ensemble, il découvrit leurs peintures et revu leurs doigts colorés après ces séances d'art. Il imagina à nouveau les coussins et eux dessus, en train de se chamailler, de rire. Douloureuse époque. Le plus dur, ce fut de revoir l'album sur lequel ils avaient dansé. Il ressentit à nouveau leurs doigts liés, son épaule mouillé des larmes d'Isabel, avec la douleur de la quitter, sans savoir que ce serait pour toujours. Et ces promesses qu'il lui avait faite, celles de revenir, et celles qu'il s'était faite : de garder cette femme qu'il considérait comme existentielle dans sa vie, qu'importe son titre, qu'elle soit sa femme, sa meilleure amie ou bien un simple souvenir. Il lui avait menti, elle était morte sans lui. Il descendit et salua Jane, qui ne semblait rien comprendre du tout.

Il essaya de se rendre à la tombe de la défunte, qu'il trouva dans leur village d'enfance. Dessus, il trouva des décorations, telles que "À ma mère bien aimée", ce qui lui décocha un rictus. L'imaginer supporter des enfants était un spectacle risible : il connaissait son impatience et son non sérieux. Bucky posa sa main sur la pierre tombale, glaciale, et imagina qu'il touchait son corps.

"Tu m'as manqué, Isabel" murmura t il, songeur. "Je suis désolé de t'avoir oublié, quand j'étais le soldat de l'hiver. Mais maintenant je me rappelle de tout. De toi"

Le vent dans les feuilles fut le seul son qui lui répondit, mais c'était suffisant pour qu'il ne se sente pas seul. Il clôt ses yeux, comme apaisé, enfin.

"J'espère que tu as passé une belle vie." il glissa ses doigts pour passer au dessus de son prénom. "J'aurais aimé que tu portes mon nom, pas celui d'un autre" 

Bucky sentit que ses yeux le piquaient.

"Désolé d'être parti. Je t'aime, et je pense t'aimer pour toujours"

Les feuilles s'envolèrent dans une brise d'automne orangée, et ses mots prirent de l'hauteur aussi. Il l'imagina alors les entendre et lui murmurer qu'elle aussi. Il aimait cette pensée.

F I N

LES DEUX IDIOTS  [Bucky Barnes]Where stories live. Discover now