Partir, C'est Mourir un Peu (Alexandre Page)

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L'histoire de la mort de la famille impériale russe m'a toujours, en un sens, fascinée. De cette fascination malsaine que l'on se découvre pour les fins tragiques, cruelles, barbares, du même ordre que ce qui nous pousse à regarder lorsque l'on double un accident de la route. Cependant je n'avais jamais lu ni entendu jusqu'à présent un récit si étoffé qui démentit avec tant d'ardeur les arguments en faveur de ce massacre. Et c'est d'ailleurs parce que l'auteur n'est pas tout à fait neutre. On sent à chaque ligne si ce n'est une dévotion du moins une exaltation et une tendresse particulières pour les membres de cette famille. C'est évidemment par le narrateur, percepteur d'allemand des Grandes Duchesses, que cette affection est exprimée.
Igor Kleinenberg, personnage inventé par l'auteur - à la différence des autres précepteurs cités qui ont, eux, réellement existé - entre au service des Romanov en 1910 pour enseigner l'allemand aux quatre filles de l'empereur. Ce récit, sous la forme d'un très long récit, est d'ailleurs hautement inspiré des réels témoignages des autres précepteurs ayant existé.
Ce poste privilégié qu'il occupe lui permettra de côtoyer au plus près cette famille impériale, de vivre à ses côtés et de partager parfois son intimité, de voir de près les turbulences et scandales qui lui sont liés autant que leurs manières simples et généreuses au quotidien. Ainsi l'Empereur mi-tyran mi-mou selon qui le décrit, devient un homme bon, un père exemplaire, un souverain digne. L'impératrice est bien loin de la femme manipulatrice et subjuguée par Raspoutine qui est généralement décrite. Et par ricochet leurs cinq enfants sont des êtres tendres et aimants, peu enclins aux caprices et fantaisies liés à leur rang.
Le récit/témoignage mêle à la fois la grande histoire de l'Empire Russe à la petite histoire familiale et personnelle d'une famille presque ordinaire. Ainsi, l'Empereur est tout autant préoccupé par la seconde guerre mondiale que par l'hémophilie de son fils.
Les mémoires du précepteur comprennent plusieurs niveaux de lecture : si la grande histoire est scrupuleusement décrite, à la manière scientifique d'un historien, enchaînant des faits bruts et froids, l'histoire familiale est plus romancée et subjective. Je ne peux que, d'une part, reconnaître et saluer le travail sérieux et méticuleux de l'historien, me figurant les recherches et le regroupement de témoignages qu'il aura fallu pour écrire une sorte de biographie si exhaustive. Et à la fois, il y a le travail du romancier : si, contrairement à beaucoup de romans historiques, l'auteur n'a pas (et c'est heureux !) inventé d'intrigue amoureuse en parallèle de la grande histoire, il a tout à fait romancé la vie de famille, ou du moins il a tenu à ce que le lecteur la trouve charmante et s'attache à chacun de ses membres pour mieux s'indigner de leur fin, laquelle est un peu longue à venir. C'est qu'Alexandre Page n'éprouve pas cette urgence de raconter vite une odieuse boucherie ni une révolution de fous et de tortionnaires. Au contraire, il prends son temps parce qu'il lui importe que le lecteur connaisse la famille impériale bien avant l'irréparable, qu'il s'y attache et admette qu'ils ont été victimes d'une cruelle et abominable injustice. D'ailleurs cette façon de longueur m'a plusieurs fois rappelé Tolstoï, ainsi que cette façon de double intrigue, privée et historique.
Il faut donc attendre les deux tiers du roman pour qu'advienne la Révolution. Et c'est logique : comme je l'ai dit l'auteur n'a pas voulu seulement raconter cet événement mais souligner son incohérence, appuyer son absurdité : le Tsar et sa famille étaient bons. Peut-être était-il justement un souverain trop gentil - certains diraient trop mou- pour maintenir l'ordre et garder le pouvoir.
Et avant la révolution, la guerre, qui est sans doute une amorce. Le Tsar, durant la guerre - et sans doute même bien avant, peut-être même depuis toujours mais durant la guerre c'est ostensible - n'est plus vraiment maître de rien ni informé avec franchise de ce qu'il se passe dans son empire. On trouve notamment, dans un souci de vérité, la falsification de rapports militaires : « Lorsque dans le premier rapport, cinquante soldats russes avaient pris une colline abandonnée par dix Allemands, dans la dernière version, dix soldats russes avaient enlevé une colline de haute lutte contre cinquante Allemands équipés d'une mitrailleuse. Au-devant comme à l'arrière, la franchise et l'honnêteté n'étaient pas des valeurs répandues. » Déjà la corruption est plus prégnante. On sent comme « l'entourage » politique et militaire du Tsar est si ce n'est corrompu du moins facile à corrompre. C'est piètrement humain : si la fidélité à l'Empereur est facile à garder quand tout va bien parce qu'elle est au juste la seule option, elle ne se rencontrera que rarement lorsque celui-ci sera déchu. Le reste n'est qu'une variation de lâcheté ou de vilénie : les plus timorés sauveront juste leur peau en oubliant la famille impériale quand les plus ambitieux et cupides la trahiront délibérément.
La Révolution russe fût comme toutes les grandes « épopées » historiques qui ont soulevé les foules. Ne pas y voir, avec le recul, le malheureux résultat des souffrances du petit peuple ni la somme des volontés individuelles. Qui, au fond, à part une poignée d'individus, désirait vraiment la fin du régime et la mort des Romanov ? On aurait tort de penser qu'un soulèvement, qu'un bouleversement est foncièrement dû à autre chose qu'au hasard mêlé à la stupidité d'une foule (la foule n'est pas la somme de tous les esprits qui la composent mais une masse rendue bête par le nombre), foule qui suit l'ère du temps, qui va agir presque malgré elle, laisser entrer le bolchevisme pour le regretter amèrement ensuite : « Il n'y a plus d'intégrité nationale, plus de sécurité, plus de propriété privée, même la vertu des femmes ne leur appartient plus. Tout n'est que chaos et anarchie. La famine règne sur la moitié de l'Europe et la moitié de l'Asie et le crime et le déshonneur l'assistent dans sa tâche. Il n'y a plus d'armée, plus de police, plus de frontière. Le plus fort survit en tuant le plus faible. C'est ce qu'ils appellent la liberté prolétarienne. »
Seul un petit groupe de personnes seront restés fidèles au Tsar et à la famille Impériale jusqu'à la fin et même après, recherchant avec acharnement vérité et justice.
Et je réitère enfin mon avis sur l'auto édition. C'est avec conviction et certitude que je conseille aux lecteurs d'aller y piocher ce qu'il ne trouveront pas ou rarement dans l'édition classique, à moins de ne lire que des auteurs morts. Alexandre Page, entre autres, est un véritable écrivain, c'est-à-dire un assidu. Son travail est soigné, ses textes élaborés, pensés. Son style est simple mais très propre. Si l'on peut, pour diverses raisons, vouloir boycotter Amazon pour l'achat de certains produits, je pense que la plateforme est salutaire pour la littérature : elle rend un grand service aux lecteurs ainsi qu'aux écrivains, permettant aux auteurs d'accéder à l'édition d'une manière peu contraignante et de vendre le fruit de leur travail à un juste prix et surtout en bénéficiant d'une plus juste rémunération. L'objet livre est d'ailleurs d'une belle qualité qui n'a absolument rien à envie à l'édition classique.

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