I : Mermaids' islands

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« D'abord tu rencontreras les Sirènes, séductrices de tous les hommes qui s'approchent d'elles : celui qui, poussé par son imprudence, écoutera la voix des Sirènes, ne verra plus son épouse ni ses enfants chéris qui seraient cependant charmés de son retour ; les Sirènes couchées dans une prairie captiveront ce guerrier de leurs voix harmonieuses. Autour d'elles sont les ossements et les chairs desséchées des victimes qu'elles ont fait périr. »

Homère, l'Iliade



Les sirènes. Lorsqu'il fermait les yeux, il pouvait encore sentir leur présence ; leur chant d'abord, hypnotique, insistant, névrotique ; puis leurs reflets, vagues halos lointains et diffus qui s'approchant devenaient plus précis, cadencés, cinglants. Assis sur le bord de l'eau, dominant la jetée de pierre où l'ombre s'agglutinait comme au fond d'un abysse, il semblait percevoir leur écho revenir le hanter. La mer s'écrasait contre les récifs découpés de la cote, avec la volonté de tout engloutir. Au loin, la lumière du phare, juché sur un promontoire rocheux que l'on distinguait grâce à l'écume des vagues qui en rongeait les pourtours, éclairait, par pulsation, l'océan. L'eau à la surface formait des grumeaux baveux et moirés qui rapidement retombaient dans l'ombre et la nuit, ne faisant qu'un avec le ciel nocturne qui laissait glisser son immense traine obscure sur le monde. Le ressac des vagues battait les rochers, avec la régularité d'un cœur palpitant, et charriait avec lui le chant des sirènes. Lucas l'entendait à chaque fois plus distinctement, et à chaque fois il était plus proche de chavirer définitivement au son de la mélopée.

Il scrutait l'horizon, comme s'il attendait un quelconque signe qui l'aurait arraché à sa mélancolie, mais le moindre espoir finissait dévoré par l'ombre environnante. Il s'était figuré toute sa vie durant une échappatoire pour laquelle il aurait tout quitté, une existence d'aventures et de conquêtes, mais il n'avait pas l'opiniâtreté d'Ulysse pour ce genre de choses. C'était un homme qui tergiversait sans cesse, dont les passions se jouaient de lui et l'empêtraient dans d'inextricables filets. Il subodorait que les sirènes allaient finir par l'emporter. Tout le ramenait à elles, et quoi qu'il fît, elles continuaient de chanter, hypnotiques. Il y a vingt ans, il était déjà assis au même endroit, les yeux rivés sur la ligne d'horizon, caressant un espoir fou et téméraire ; c'était encore un enfant, il s'impatientait d'un rien, s'agaçait de tout. À présent, il se sentait éreinté, essoré, lessivé et son esprit ressemblait à une de ces îles d'Ouessant où pas un seul arbre ne pousse, sans cesse agitée et balayée par vent et marées. Il avait bien essayé, quelques fois, de s'embarquer dans un quelconque navire, qu'importe l'horizon vers lequel il voguait, s'extraire de sa condition, mais la mer, semblait-il, le ramenait toujours sur le même rivage, dans la baie de Peuznoz.

On surnommait cet endroit la côte des naufrageurs, parce que de nombreux paysans et villageois, pour survivre, attendaient la nuit qu'un bateau ou une embarcation ne s'échouent sur les flancs escarpés des récifs baignés dans la pénombre ou le brouillard, pour venir les piller et partager le butin, après avoir préalablement éteint les lumières des phares et installés des leurres pour tromper les marins. À leur manière, ces pauvres paysans étaient des sirènes, affublés d'une quête moins altière que celle des livres.

Les sirènes. Elles, tintaient, sonnaient, beuglaient dans son esprit, lancinantes, vrombissantes, assourdissantes. Elles n'avaient rien de la beauté qu'on s'imagine habituellement en songeant à elles, rien de la candeur de ces figures de contes pour enfants. Elles n'étaient pas non plus un mirage, une illusion, un rêve qu'on aimerait doucereux et séduisant, mais l'incarnation cruelle, douloureuse et omineuse d'un passé qui ne passait pas.

La Tyrannie des SirènesWhere stories live. Discover now