Il faut toujours...

65 22 55
                                    

            Le vent soufflait doucement en ce jour ensoleillé contrastant avec les ordres secs du capitaine qui claquaient dans l'air. N'importe qui, en passant par là, sentirait ses poils se hérisser un à un et ses muscles se tendre rien qu'au ton sans appel de l'homme.

            Si vous aviez demandé à un moussaillon ce qu'il pensait du terrifiant Zack Le Sanglant, commandant du célèbre Oceanum Leo, il vous aurait répondu que son cœur était de glace, et ce, depuis si longtemps, qu'on doutait qu'il en eut été autrement un jour. Il ajouterait même que son regard était si froid et perçant qu'il aurait changé le monde en statue de glace, telle une Méduse frigide. Il n'en serait resté qu'un monde immobile et sans vie, à son image.

            Rien de très glorieux, vous en conviendrez. Pourtant, aussi dur à croire que ce soit, Zack Le Sanglant n'avait pas toujours été de glace. Il avait, autrefois, été quelqu'un de souriant et jovial, loin de la froideur hivernale qui sillonnait désormais ses pas.

            Oui, Zack avait, un jour, eu un cœur. Un cœur qu'on lui avait arraché, sans possibilité de lui rendre. Mais, qui sait, la vie n'est-elle pas pleine de surprises ?

            Parmi ses chemins tortueux, la vie nous mène à des rencontres, bonnes comme moins bonnes, mais concentrons-nous sur une rencontre heureuse aujourd'hui. Celle qui rendra son cœur au terrifiant, mais pas tant, Zack Le Sanglant.

***

             La mer était calme en ce jour alors que le vent soufflait doucement contre les voiles. Le célèbre navire voguait plein nord, guidé par la voix calme du timonier. Ce dernier exécutait lui-même les ordres du second, Jambe-de-Bois, qui les guidait vers Madagascar pour un ravitaillement plus que nécessaire.

             Seul dans sa cabine, Zack observait avec attention une carte posée sur son bureau. Il leur restait encore deux jours de voyage avant d'arriver à Madagascar. Après quoi, ils pourraient repartir vers leur véritable destination. Destination qu'ils suivaient depuis bientôt huit ans. Huit ans de long périple, à voguer sur les mers les plus cruelles, à explorer les îles les plus reculées et à rechercher sans perdre espoir un trésor inconnu.

            Zack le savait, il avait de la chance que ses matelots continuent à le suivre dans sa quête insensée alors même qu'il ne leur promettait pas d'or à l'arrivée. Zack le savait, pourtant il l'oubliait. Perdu dans son désespoir d'enfin y arriver, il avait délaissé son rôle de capitaine, laissant le contrôle du navire à Jambe-de-Bois. Il s'était perdu, et son équipage le savait.

            Une plume à la main, il traçait avec une grande habileté le chemin à suivre. Le capitaine le sentait, bientôt ils y arriveraient. Bientôt, ils le trouveraient enfin. Bientôt, le vide en lui se comblerait. Ce vide qui aspirait son âme depuis presque huit ans. Ce vide qui lui retirait toute envie de vivre.

            Zack était seul. Terriblement seul. Pourtant, il ne désirait rien d'autre qu'être seul, rester seul dans son désespoir. Désespéré à en oublier qui il était ou plutôt qui il avait été. Le capitaine souffrait, son équipage le savait. Mais comment aider quelqu'un qui refusait que quiconque l'approche ? Que pouvaient-ils faire face à son mutisme ?

            Un mutisme vieux de huit ans qui l'empêchait d'avancer. Le capitaine refusait d'avancer depuis qu'on lui avait enlevé la source de tous ses bons sentiments, de son bonheur, sa raison de vivre. Son cœur était resté accroché au bout de cette corde et son âme avait rejoint la sienne dans les étoiles.

            Zack était une coquille vide, il le savait. C'était pourquoi, jour après jour, il voguait vers ce trésor. Celui qui pourrait tout remettre dans l'ordre. Celui qui pourrait le ramener à qui il était vraiment. Celui qui pourrait l'empêcher de se perdre encore plus dans les abysses de son âme. Celui qui pourrait faire cesser ce deuil dont Zack ne voulait pas.

             De l'autre côté de la cabine, Jambe-de-Bois, bien qu'il essaye de ne pas le montrer, s'inquiétait de plus en plus pour son capitaine. Capitaine qu'il connaissait depuis si longtemps qu'il ne se souvenait pas d'avoir vécu sans lui. Pourtant ce jour-là, l'impression d'avoir perdu son vieil ami résonnait atrocement en lui.

            Le regard perdu à l'horizon, le second se demanda combien de temps cette citation allait encore durer. Combien de temps encore son capitaine allait-il continuer à poursuivre ses chimères ? Combien de temps encore lui faudrait-il avant d'accepter sa mort ? Combien de temps encore avant qu'il se retrouve enfin ? Qu'il revienne parmi eux.

            Zack manquait à son équipage, et ses derniers ne savaient plus comment l'aider. Tout autour d'eux le monde avançait. Pourtant leur capitaine semblait encore figé dans un hiver éternel empli de solitude, de mort et de deuil. Leur navire autrefois si envié était devenu un bateau fantôme. Naviguant sans savoir où, porté par les murmures du désespoir.

             Le soleil commençait doucement sa descente, alors que l'après-midi débutait quand la vigie descendit en trombe du nid-de-pie pour accourir auprès du second. Tout essoufflé, il haleta difficilement qu'il y avait un corps dans l'eau. Le corps d'un enfant.

            Les ordres fusèrent tout de suite pour que tout le monde soit prêt à récupérer et réceptionner le corps. Sans perdre une seconde chacun des moussaillons courut à son poste, prêt à sauver l'enfant, peut-être encore en vie.

            L'opération fut rude mais néanmoins une réussite. Le corps de l'enfant, qui était heureusement bien vivant, était celui d'une petite fille qui ne devait pas avoir plus d'une dizaine d'années. L'équipage échangea un regard comme pour se demander mutuellement ce qu'il devait faire de la fillette alors que le second la recouvrait précautionneusement d'une sorte de couverture.

            Personne n'osa piper mot et le silence se fit pendant que l'infirmier du navire vérifiait rapidement la santé de l'enfant. Jambe-de-Bois l'observa longuement, réfléchissant à la manière d'annoncer cette arrivée impromptue à son capitaine. Ce n'était pas la première fois que l'équipage devait repêcher un corps, vivant ou mort, mais le corps d'un môme, c'était une première.

            Alors que la petite fille se mettait à bouger, tout le monde sur le bord retint son souffle. Elle cligna plusieurs fois des yeux avant de froncer les sourcils face à tous ces regards inconnus sur elle. Elle tenta de s'asseoir et Jambe-de-Bois glissa une de ses mains dans son dos pour l'aider. Il la regarda encore un moment avant de souffler, ne sachant pas quoi dire d'autre :

            « Comment tu t'appelles gamine ?

            — Léonore. Je m'appelle Léonore. »

Une raison d'aimerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant