PROLOGUE

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La liberté. Ceux qui n'ont jamais lutté pour l'obtenir ignorent ce que c'est. Ils ignorent la sensation qu'elle nous procure. Ils ignorent la chance qu'ils ont de se promener dans les rues sans avoir à regarder par-dessus leur épaule. Ils ne connaissent pas la peur permanente, bien ancrée dans notre esprit et notre cœur. L'appréhension qui nous oblige à vivre au jour le jour, car on sait pertinemment que demain... tout peut s'arrêter.

Je suis née ici, à San Francisco, il y a vingt-trois ans.

Chaque année, pour fêter l'événement, je grimpe sur les hauteurs de la ville, histoire de faire le point. Et chaque année, j'en arrive aux mêmes conclusions : combien de temps avant qu'on me retrouve ? Avant qu'on me ramène là-bas ? Les années sont des sabliers dont les journées s'écoulent tels des grains de sable. Le tic-tac qui résonne dans ma tête me rappelle que je ne suis pas chez moi, même si j'essaie de m'en convaincre.

Je m'appelle June Flaherty et ma vie n'est pas telle qu'elle devrait être.

Avant, je possédais un royaume et je vivais dans un palais. Avant, j'avais des sujets qui m'étaient dévoués et un mari tout puissant. Je menais une vie de luxe et de pouvoir, de sacrifices et de souffrances. J'étais une Déesse et tout le monde me craignait, me respectait. On m'appelait Héra... Héra, la reine d'Olympe.

Mon monde, parallèle au vôtre, ressemble beaucoup à votre Grèce antique. Les mêmes contrées baignées par la mer encadrent nos terres divines à l'ombre du majestueux mont Olympe. Celui-là même qui donne son nom à notre royaume. Notre vaste palais, bâti au pied de la montagne, surplombe toutes les cités alentours. Il les dirige d'une main de fer.

Évidemment, la vie y est bien plus simple pour notre peuple. Pas de nouvelles technologies, de voitures ou de fast-foods. À la place, nous avons des monstres et de la magie à revendre.

Mon mari, le grand Zeus, était obsédé par le pouvoir. Il possédait une grande avidité qu'il cachait derrière un visage d'ange. Tous le croyaient bienveillant et juste, mais ils avaient tort. J'étais la seule à savoir. Il méprisait chaque autorité de notre royaume et en haïssait chaque mortel. Quand je me remémore cette autre vie, je me dis que nous avons été bien orgueilleux. Nous avions tout, mais ça n'a pas suffi. En défiant nos Dieux Suprêmes, nous avons été punis, maudits. Nous avons été envoyés ici, sur Terre.

Notre purgatoire...

En ce qui me concerne, j'ai vu dans cette sentence l'occasion de m'amender, de me transformer en une autre personne, celle que j'aurai aimé être.

Lorsque je croise mon reflet, je pense à ce que j'étais : une femme magnifique aux interminables boucles ébène et au teint d'albâtre. J'avais le visage parfait d'une poupée ancienne. Un corps sublime, aux courbes rondes et harmonieuses. J'inspirais désir et fascination.

Maintenant, je ne suis plus qu'une femme parmi d'autres. On me qualifie de jolie ou d'attirante, mais rien à voir avec ce que j'étais. À l'exception d'une chose : mes yeux. Ils ont toujours cette teinte ambrée indescriptible, cette intensité qui ensorcelle. En dehors de ça, je respire la normalité : mes cheveux châtain foncé sont lisses et forment un carré banal à hauteur d'épaule. Ma silhouette est mince et énergique à cause du rythme que je lui impose. On ne me remarque pas. Et ça me convient très bien.

Ici, je peux oublier cette noblesse d'antan. Nous ne sommes que des légendes, des mythes, comme si nous n'existions pas vraiment. Malgré tout, je sais que rien n'a changé. Certains de mes frères se battront toujours pour retrouver leur statut divin.

Je sens que le grand Zeus fait partie de ceux-là : il me cherche ardemment et ne s'arrêtera pas avant de m'avoir trouvé. Je suis son « aller simple » pour regagner Olympe. Il le sait. Je le sais. Ne suis-je pas la responsable de tout cela ? Ne suis-je pas celle qui a averti les Suprêmes de sa trahison ? S'il me retrouve, je suis perdue. Car quoi qu'il arrive, je ne retournerai pas chez nous. Jamais. Je préfère de loin cette nouvelle existence, bien qu'elle ne soit pas idyllique.

D'une certaine façon, elle est même sans doute pire : si j'aborde cette malédiction comme la chance de me construire une nouvelle vie, elle n'en reste pas moins un fardeau à certains moments. Je suis née avec des milliers d'années de souvenirs à gérer. Imaginez-vous dans la peau d'un bébé avec votre conscience d'adulte, ou pire, la conscience d'une Déesse ! Et je n'oublie pas les épreuves que j'ai dû surmonter : durant mon enfance sur cette terre, chaque jour voyait venir son lot de souffrances et d'injustices. La mort aurait été préférable. Je sais maintenant que les hommes se montrent parfois plus cruels que les Dieux. Si je me cache de ces derniers, je fuis également mes bourreaux humains qui m'ont infligé d'innombrables sévices. Une sorte de cadeau pour ma trahison sur Olympe, je suppose... Mais je m'en fiche. Je suis enfin libre et c'est tout ce qui compte. Libérée de mes charges divines, libre d'agir à ma guise... La rue est mon royaume et votre monde, mon enfer.

Aujourd'hui, c'est mon anniversaire et j'ai choisi de lâcher prise. Chaque année, je monte donc sur les hauteurs de San Francisco, avec une Pizza de Chez Tony que je partage toujours avec Ceb, mon fidèle rottweiler, réincarnation animale du chien des enfers. Je bénis le ciel de sa présence protectrice auprès de moi. Il est mon ange gardien.

Comme d'habitude, les souvenirs m'envahissent et je me surprends à regretter que ma vie d'autrefois ne se soit pas déroulée différemment...

Dark & Divine 1. The CurseWhere stories live. Discover now